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Adèle Haenel brise l’omerta du cinéma français

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Lundi 4 novembre, la Société des Réalisateurs de Films a décidé d’entamer une procédure d’exclusion de l’un de ses membres : le réalisateur Christopher Ruggia. À l’origine de ce bannissement, un témoignage d’Adèle Haenel accusant le cinéaste de violences sexuelles.

Depuis hier soir, nombreux sont les individus à avoir la sensation d’assister à un tournant dans la société française. Et ce, parce que hier soir, Adèle Haenel a fait basculer le cinéma français hors de l’omerta paisible dans lequel il se prélassait depuis le début de l’affaire Weinstein. Outre-Atlantique, les retombées du mouvement #MeToo continuent de faire trembler Hollywood depuis maintenant deux ans et jusqu’alors la France semblait bénéficier d’un climat d’exception. Si le hashtag #Balancetonporc est rapidement devenu un phénomène international qui a secoué la société française, le cinéma restait  hermétique comme pouvait l’illustrer la tribune pour « la liberté d’importuner » selon laquelle « le viol est un crime mais la drague insistante ou maladroite n’est pas un délit, ni la galanterie une agression machiste » selon Catherine Deneuve ou encore Brigitte Lahaie. De même, depuis mai 2018, neuf femmes ont dénoncé les attitudes déplacées voire des agressions sexuelles de la part de Luc Besson. Aujourd’hui, ce dernier continue de faire la une, non pas par rapport à la suite de ces enquêtes, mais concernant des cerfs qui proliféraient sur une de ses propriétés… au grand dam des chasseurs locaux mais également de Sand Van Roy (Valerian, Taxi 5) qui a été la première femme a avoir témoigné et dont la carrière est aujourd’hui au point mort.

Le nombre incroyable de témoignages qui a suivi l’affaire Weinstein a certes prouvé que personne n’était épargné par le harcèlement et les violences sexuelles mais malheureusement, il n’y a eu que très peu de conséquences concrètes. Certes, des lignes d’écoute ont été ouvertes, des formations ont été proposées aux forces de l’ordre mais les évolutions législatives tardent à se faire entendre alors que la question du féminicide continue de faire trembler les débats parlementaires et rugir les féministes. Mais c’était jusqu’à hier, lundi 4 novembre, lorsqu’Adèle Haenel a révélé avoir été victime d’attouchements sexuels de part du cinéaste Christopher Ruggia lors du tournage des Diables, mettant fin à l’omerta française.

C’est dans un long entretien vidéo avec Edwy Plenel que l’actrice, deux fois césarisée, a expliqué sa démarche après avoir également contribué à une vaste enquête réalisée par Marine Turchi. L’interprète du Portrait de la jeune fille en feu explique ainsi sa démarche qui trouve ses racines dans le visionnage du documentaire Leaving Neverland sur Michael Jackson. Ce qui lui apparaissait comme une histoire privée, était en réalité une « affaire publique » bien loin de la version de Christophe Ruggia qui qualifiait « cette histoire d’histoire d’amour. » Dès lors, en reconnaissant les combats menés auparavant et la liberté de la parole qui a été provoquée par l’affaire Weinstein, l’actrice maintient que « le silence, c’est la meilleure façon de maintenir un ordre lié à l’oppression. » Selon elle, il est nécessaire de prendre conscience du poids de la culture du viol dans la société française parce que « les monstres ça n’existe pas. C’est notre société. C’est nous, nos amis, nos pères. Il faut regarder ça. On n’est pas là pour les éliminer, mais pour les faire changer. » L’actrice rappelle ainsi la violence systémique qui est faite aux femmes dans le système judiciaire français alors qu’ « un viol sur dix aboutit à une condamnation« . Un triste rappel des nombreuses affaires allant à l’encontre des droits des femmes qui se sont produits depuis le début du mouvement #MeToo et ce, malgré la libération de la parole féminine, à l’instar du procès Tron.

Mais surtout, Adèle Haenel assume son statut de privilégiée. Elle évoque à de nombreuses reprises la précarité des femmes qui ne bénéficient pas de son « importance » médiatique et sociale. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle, elle explique : « J’ai envie de parler pour les autres, c’est pour ces filles, ces enfants, ces garçons que je prends la parole, je serai là. J’assume. » Car si l’actrice est aujourd’hui une figure incontournable du cinéma français, cette affaire remonte à son premier film, réalisé en 2002, alors qu’elle n’était encore qu’une illustre inconnue. Il semble alors nécessaire de trouver des assurances afin de protéger les acteurs et les actrices débutants afin d’éviter que ces derniers ne révèlent plus d’une quinzaine d’années après, l’épreuve qu’ont pu avoir été leurs premiers films. En 2013, l’actrice revenait déjà sur son expérience d’actrice devant la caméra de Christophe Ruggia en décrivant un rapport de domination malsain : « ça doit être fascinant pour quelqu’un de pouvoir façonner un acteur. Quand il est petit c’est plus facile. C’est pas de la méchanceté. Mais ils ne se rendent pas compte qu’ils dépassent les bornes […]. Ça ne part pas d’une mauvaise intention, c’est juste une ivresse de pouvoir faire des trucs. »

Contacté par Mediapart, Christophe Ruggia a contesté les accusations d‘Adèle Haenel par le biais de ses avocat puisqu’il « réfute catégoriquement avoir exercé un harcèlement quelconque ou toute espèce d’attouchement sur cette jeune fille alors mineure« . Néanmoins, le cinéaste a été exclu de la Société des Réalisateurs de Films qu’il a pourtant co-présidé à plusieurs reprises en 2006, 2011, 2013, 2014 et 2018. Ironie du sort, c’est à la fin de sa co-présidence et suite aux remous de l’affaire Weinstein que l’association s’était engagée à « œuvrer pour une révolution des rapports hiérarchiques dans l’industrie du cinéma (…) encore trop inégalitaire, fortement hiérarchisée » et contre les « abus de pouvoir, centralisation du pouvoir dans les mains des mêmes, dérives sexuelles s’appuyant sur la part affective à l’œuvre dans le processus de fabrication des films ».

Mais malgré ce flots de paroles suivis de vagues procédures juridiques, ce qui frappe c’est l’impact inégal que peuvent avoir certaines paroles. Si Christophe Ruggia est déjà devenu persona non grata dans le monde du cinéma en moins de 24h, Luc Besson continue d’y avoir une place privilégiée. Arrêts sur images évoque pour cause la différence d’âge des victimes de l’un et de l’autre, ou bien tout simplement leur popularité — le premier étant un réalisateur plutôt discret et le deuxième un cinéaste encensé. Ainsi, comme le souligne Ellen Salvi, Paris Match remarquait déjà cette inégalité médiatique et judiciaire concernant Roman Polanski, également cité par Adèle Haenel lors de son entretien : « [Le cas Polanski] est un emblématique d’une société dans laquelle 1 femme sur 5 – et je suis gentille – est confrontée à une violence causée 98% du temps par des hommes. Donc on peut quand même interroger la manière dont on construit la virilité aujourd’hui. »

Si cette affaire semble définitivement prête à marquer un tournant majeur dans l’histoire du cinéma français, il reste néanmoins nécessaire de rester prudent en attendant les retombées judiciaires, sociales mais également juridiques de cette nouvelle enquête. Car si cette bataille semble être gagnée, la guerre est loin d’être terminée alors que commence ce que certains appelle déjà « l’affaire Adèle Haenel ». 

Voir l’intégralité de l’entretien. À lire aussi notre article sur les deux ans de l’affaire Weinstein.

Mise à jour le mercredi 6 novembre 2019 au matin : le réalisateur Christophe Ruggia a communiqué un droit de réponse à Mediapart niant toute agression et préférant utiliser le terme de « relation particulière ». Il explique n’avoir pas « vu que [son] adulation et les espoirs qu'[il] plaçais en elle [Adèle Haenel] avaient pu lui apparaître, compte tenu de son jeune âge, comme pénibles à certains moments. Si c’est le cas et si elle le peut, [il] lui demande de me pardonner. »

Mise à jour le mercredi 6 novembre 2019 à 15h06 : une enquête judiciaire pour « agressions sexuelles sur mineure de 15 ans par personne ayant autorité » et « harcèlement sexuel » est ouverte par le parquet de Paris.

Mise à jour le jeudi 7 novembre 2019 : La réalisatrice Coline Serreau dénonce les violences dans le milieu du cinéma français sur le plateau de la matinale de BFMTV en déclarant avoir « assisté à des conseils d’administration en 2010, à l’Association des Réalisateurs-Producteurs où un cinéaste a traité une cinéaste, lui a dit “connasse, tais-toi et reste à ta place. Je ne te connais pas, je suis réalisateur et j’ai toutes les femmes que je veux.” Il n’a pas été exclu de l’ARP qui aujourd’hui soutient Adèle Haenel. »

Mise à jour le vendredi 8 novembre 2019 : Après avoir exprimé sa fatigue concernant le mouvement #MeToo, Jean Dujardin a soutenu Adèle Haenel dans le 7/9 de France Inter, expliquant avoir « beaucoup d’affection et de compassion pour Adèle Haenel. J’ai toujours ressenti sa grande rage, sa colère, je pressentais sa blessure mais je ne savais pas qu’elle serait si profonde. » Suite à ces propos, de nombreux internautes ont critiqué la position de l’acteur, actuellement à l’affiche du dernier film de Roman Polanski, qui ne selon beaucoup ne reconnaitrait pas la dimension politique du mouvement #MeToo et du système de domination qui y est liée en ramenant tout aux affects et à la vulnérabilité émotionnelle d’un individu.

Mise à jour le vendredi 8 novembre 2019 : Par un communiqué de presse, la Société des Réalisateur de Films nie avoir radié le réalisateur Christophe Ruggia [ndlr, contrairement à ce que nous avons annoncé le mardi 5 novembre] mais confirme avoir entamé une procédure de radiation même si la décision finale n’a pas encore été prise à ce jour. « La SFR a effectivement lancé une procédure à son encontre pouvant aller jusqu’à son exclusion, compte tenu de la gravité des accusations portées. Aucune décision n’a donc encore été prise« , peut-on lire dans le communiqué.

Sarah Cerange

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Invité.e
6 novembre 2019 13 h 04 min

« Le cinéma restait  hermétique comme pouvait l’illustrer la tribune pour « la liberté d’importuner » selon laquelle « le viol est un crime mais la drague insistante ou maladroite n’est pas un délit, ni la galanterie une agression machiste »selon Catherine Deneuve ou encore Brigitte Lahaie. »

C’est trop compliqué de comprendre que le débat sur la liberté d’importuner n’a au max que 5% à voir avec la possibilité de pouvoir sortir du silence pour faire émerger un débat de société?

Oui. Il y a des gros lourdeaux. Mais franchement, croire que les gros lourdeaux ont quoique ce soit à voir avec le cas d’Adele, c’est se leurrer.

Les comportements lourdeaux en entreprise sont un cas encore différent, car ils peuvent masquer d’autres logiques très pernicieuses.

Être lourdeaux entre mecs au bar avec gros Robert n’a rien à voir avec être lourdeau en entreprise avec une subalterne qui risque de partir en vrille en se demandant si des contreparties sont exigées d’elle. Elle ne devrait même pas à avoir se poser la question.

On peut tout à fait défendre les blagues pourries de gros Robert, et défendre le droit de Mme. Hanael à pouvoir sortir du silence pour nous montrer la réalité. Sans sa parole, on est plus cons, et si on est plus cons, on prendra de mauvaises décisions de société.

Et interdire les blagues pourries de gros Robert, ce serait une mauvaise décision. Tout comme laisser pourrir le type de situations que Mme Hanael denonce. Car le problème n’est plus Mme Hanael mais les gamines qui viendront à sa suite dans ce milieu, entre autres.

Voilà voilà voilà.

F68.10
F68.10
Invité.e
Répondre à  Sarah CERANGE
7 novembre 2019 17 h 39 min

Oui et non. Le problème avec la « culture du viol » est qu’on voit intuitivement ce que ce concept recouvre de reel, mais que des qu’on affine le concept avec des mots, on rentre dans un pilpoul incroyable et délirant. Alors pour couper court au délire et au pilpoul, on le reifie en un phénomène monolithique, ce qu’il n’est pas.

Une fois qu’on a fait cela, toutes les fulgurances de la pensée sont autorisées, et gros Robert, picolant son petit blanc au zinc, commence à péter un casque bien plus qu’il ne le ferait en temps normal. Et les choses commencent à devenir encore plus grave qu’elle ne l’étaient, car le problème de fond, qui est « Comment faire en sorte que les victimes sortent du bois », n’est toujours pas résolu. Pas réellement.

Le concept de culture du viol est utile car il permet de mettre en place un discours permettant de briser le silence. On le voit bien dans le discours de madame Haenel qui parseme son discours de certaines de ce type de références intellectuelles qui lui permettent d’avoir une légitimité épistémologique rendant son discours audible. C’est une bonne chose.

Si le monde était moins con, son témoignage aurait dû suffir sans cette allégeance intellectuelle au concept du culture du viol, qui, encore une fois, recouvre une réalité sociale. Mais effectivement, ce n’est pas le cas: le monde est con, et dans ce contexte, le concept de culture du viol à son utilité.

Mais si on refuse que ce concept soit critiquable, il perdra inévitablement de sa force à force d’être stéréotypé. Les intellectuels qui réfléchissent et définissent ce concept n’ont pas encore réellement pris la mesure de ce danger.

On peut ergoter sur les 5% autant qu’on veut. Ce n’est même pas le débat. Le débat est aussi que les blagues pourries, n’en déplaise à certains, font partie intégrante des mécanismes permettant de libérer la parole.

Lorsqu’il n’y avait pas ces discours autour de la culture du viol, comment faisaient les gens pour faire émerger la parole? Ils faisaient des blagues pourries en réponse à d’autres blagues pourries. C’est un mécanisme de prise de parole incontournable. Qui a encore cours dans nos sociétés.

En ce qui me concerne, comme le discours intellectuel peine sérieusement à mettre des mots socialement acceptables sur ce que j’ai subi, qui est plus tabou qu’un viol, je n’ai pas d’autres choix que les blagues pourries pour montrer leur connerie à mes interlocuteurs. C’est un jeu mental à trois bandes, et il faut savoir le jouer. Rajouter une chappe de plomb n’aide pas à ce que ce jeu mental ait réellement lieu.

Quoi qu’on en pense, gros Robert, qui baise plus depuis vingt ans, à aussi besoin de ces blagues pourries qui parfois n’attaquent les femmes qu’indirectement pour viser d’autres problématiques qui se dissimulent sous ses blagues pourries.

Condamner la culture du viol? Oui. Vouloir absolument voir ce qu’on veut voir dans les propos d’autrui, déjà beaucoup moins d’accord. Brandir le féminisme et le mansplaining quand on parle des troubles factices imposés à autrui, non. 1000 fois non. Sujet de philosophie que je propose au baccalaureat: « des limites de la chappe de plomb »…

Faites attention à ne pas tout mélanger avec ce concept de la culture du viol. Ce n’est pas parce que vous avez un marteau que tout vos problèmes sont des clous.

Et chapeau bas à la performance de Madame Haenel. Je crains malheureusement qu’elle n’arrive pas à gérer toutes les conséquences de son acte. Je serais à sa place, je me triturerais les méninges pour trouver un moyen d’envoyer Madame Belloubet sur les roses. Car le problème est bien sûr la culture du viol, aussi flou soit ce concept, que l’incurie des services de police et de justice sur ce type de cas. Ils participent à ce que vous appelez la culture du viol. Mais que ce problème soit uniquement et sans équivoque identifiable au féminisme, c’est une escroquerie intellectuelle. Le problème est plus profond.

Et je n’ai pas de leçons à recevoir pour qu’on m’explique la nature de cette incurie des services de police et de justice. Je me suis brise les bonbons à porter plainte pendant plusieurs années sur un sujet plus tabou que celui de Madame Haenel.

N’oubliez pas, en tant que victimes, que celui que vous devez convaincre, c’est bien gros Robert. Pas Mme Belloubet. Et je pense que Madame Haenel ne s’y trompe pas. Si vous vous trompez de cible et d’éléments de language, vous échouerez. Ou tout du moins votre victoire sera incomplete.

À bon entendeur.

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