le traître
Laura Siervi / Sony Pictures Classics

LE TRAÎTRE, un regard démystifiant sur la mafia – Critique

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À quelques jours de la cérémonie des David di Donatello, qui a sacré LE TRAÎTRE de Marco Bellocchio par 6 récompenses, retour sur ce film qui nous livre une représentation de la mafia loin des codes du genre.

Le 8 mai dernier, au cours d’une cérémonie très particulière, sans public à cause des mesures de déconfinement en vigueur en Italie, LE TRAÎTRE de Marco Bellocchio a été mis à l’honneur en remportant 6 prix dans les catégories les plus importantes : Meilleur Film et Scénario Original, Meilleur Réalisateur, Meilleur Acteur et Acteur dans un Second Rôle, Meilleur Montage. Cette belle victoire vient effacer le bilan mitigé du dernier Festival de Cannes, où LE TRAÎTRE était en concours, mais n’a reçu aucune récompense (bien qu’ovationné par le public), et la déception pour une nomination sans suite aux Oscars 2020. Le succès manqué lors de ces deux compétitions et, a contrario, son triomphe en Italie, s’expliquent sans doute par les choix stylistiques qu’a opérés Marco Bellocchio dans sa représentation de la mafia. Des choix insolites pour un sujet qui, le plus souvent (notamment à Hollywood), est traité selon des codes bien établis : les codes des gangster movies, avec les mafieux montrés en héros mythiques. À l’inverse, Marco Bellocchio ôte aux parrains de « Cosa Nostra » leur aura légendaire et se détache du mythe au profit d’une représentation plus en phase avec la réalité.

Cérémonie David di Donatello 2020
David di Donatello

Le protagoniste Tommaso Buscetta, interprété par Pierfrancesco Favino, est un personnage complexe dont Marco Bellocchio souhaite faire ressortir les différentes facettes et mettre en lumière les contradictions. Ancien boss de la mafia, Buscetta a beaucoup fait parler de lui durant les années 80, lorsqu’il décida de collaborer avec le juge Giovanni Falcone, qui menait à l’époque une enquête d’envergure visant à démanteler la puissante et redoutable organisation criminelle. Devenu un traître, ou plutôt le traître, Buscetta ne cessera de revendiquer sa décision en expliquant qu’il ne considère pas avoir trahi « Cosa Nostra », mais l’avoir sauvée de l’usage qu’en faisaient les Corleonesi depuis que Totò Riina avait assis son pouvoir au détriment du clan historique des Parlemitani, décimé au cours d’une guerre de mafia sanglante. En effet, plusieurs représentants de cette “famille” mafieuse avaient été exterminés, comme le synthétise parfaitement Marco Bellocchio (probablement inspiré par la célèbre scène initiale de Il divo de Paolo Sorrentino) en montrant les assassinats à la chaîne: des assassinats tellement nombreux qu’ils ne peuvent tous être représentés. Un compteur s’affiche alors sur l’écran, déroulant des chiffres qui ne cessent de grandir.

Atterré par ces événements, et lui-même sous menace, Buscetta commence à collaborer avec la justice dans un esprit de vengeance et pour protéger les siens. Dans cet acte de trahison, certes ambivalent, Marco Bellocchio trouve l’inspiration pour raconter l’histoire de Buscetta et de la mafia en ayant recours à son imagination, selon une démarche artistique déjà expérimentée dans ses films précédents, notamment dans Buongiorno, notte (2003), où il représente l’affaire Aldo Moro à travers les yeux d’une terroriste, et dans Vincere (2009), qui retrace la montée au pouvoir de Benito Mussolini et la biographie d’Ida Dalser, sa prétendue première épouse. Comme dans ses récits consacrés au terrorisme et au fascisme, dans LE TRAÎTRE l’attention de Marco Bellocchio porte sur le parcours individuel du protagoniste. Les aspects psychologiques occupent alors une place centrale, et prévalent sur la restitution cinématographique des faits historiques, qui sont le plus souvent évoqués, suggérés. Les didascalies et les images d’archive, reproduites par la télévision ou intégrées dans le montage, sont utilisées à cet effet.

Photo du film VINCERE de Marco Bellocchio
Daniele Musso

Les scènes du « Maxi-Procès de Palerme » résument parfaitement la symbiose que recherche Marco Bellocchio entre réalité et imagination artistique. Tournées dans la salle de tribunal ultra-sécurisée où s’est réellement tenu les procès en 1986, elles retracent les moments saillants de celui-ci. Beaucoup de moments sont consacrés à l’interrogatoire de Buscetta, témoin-clé du procès, et à ses confrontations verbales avec les « parrains » Pippo Calò et Totò Riina, désormais appartenant au camp adverse, qui montrent leur visage mesquin. Voilà une différence de taille avec d’autres représentations fictionnelles, notamment la représentation glorifiante de Riina dans la série télévisée Corleone (2007. Il capo dei capi, « le chef des chefs », selon le titre italien). Autrefois et ailleurs dessinés comme des héros, les mafieux subissent ici un procès pour leurs délits et sont retenus en cage dans le tribunal, tels les animaux sauvages d’un zoo ou d’un cirque, comme le laisse entendre le montage. Réduits au rang de bêtes de foire, ils organisent un spectacle grotesque et sournois pour empêcher le bon déroulement des audiences.

Par cette opération de démystification, Marco Bellocchio utilise le cinéma comme moyen de dénonciation : LE TRAÎTRE est un exemple de cinéma citoyen, à l’instar de La mafia tue seulement l’été (2013) et Bienvenue en Sicile (2018), réalisés par Pierfrancesco Diliberto (jeune talent mieux connus sous le nom de Pif), qui dénonce de manière très subtile les connivences entre la mafia et le pouvoir politique. Des connivences qui ont été démontrées seulement en partie, comme le rappelle dans LE TRAÎTRE la scène du procès à Giulio Andreotti (ancien président du Conseil italien soupçonné d’entretenir des liens avec la mafia), qui s’est terminé par un non lieu, faute de preuves. En effleurant ces questions, Marco Bellocchio se fait le porte-parole de la nécessité, en Italie, de continuer à lutter pour la vérité et contre la mafia, comme cela a été souligné à l’occasion de la cérémonie des David di Donatello. Par une heureuse coïncidence, la remise des prix a eu lieu la veille du quarante-deuxième anniversaire de la mort du journaliste sicilien Peppino Impastato, tué par la mafia, dont l’histoire a été racontée par Marco Tullio Giordana dans Les cent pas (2000), film à son tour récompensé lors de l’édition 2001 des David.

Photo du film BIENVENUE EN SICILE de Pif
SAJE Distribution

Cette reconnaissance a permis d’estomper de manière définitive les polémiques qu’avait soulevées LE TRAÎTRE avant sa sortie dans les salles italiennes le 23 mai 2019, jour du vingt-septième anniversaire de l’homicide mafieux du juge Falcone. Marco Bellocchio et son équipe avaient été accusés d’instrumentaliser cette commémoration à des fins commerciales et d’offenser la mémoire des victimes, compte tenu de la nature des événements représentés. Mais ces accusations étaient (et sont) infondées, car le film est dépourvu d’éléments susceptibles de heurter les familles des victimes de la mafia. Qui plus est, Falcone est à bien des égards l’unique héros du film. Courageux, intègre, il est le seul à avoir une vision lucide de la mafia et n’hésite pas à contredire avec fermeté les propos de Buscetta prétendant l’existence d’une mafia noble mais désormais déchue, dont lui-même serait l’un des derniers représentants. « Ce n’est qu’une légende », affirme Falcone. Une légende qu’il est temps de désenchanter.

Lia Perrone

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