Le premier film de Edouard Bergeon, AU NOM DE LA TERRE, offre un regard lucide et émouvant sur la condition des agriculteurs en France.
Les fils de paysans ne reprennent pas toujours la ferme familiale et choisissent parfois des voies cinématographiques qui leur permettent d’évoquer … la dure vie des paysans. Au travers de la caméra, ils témoignent des problèmes rencontrés par leur famille et s’engagent, par ce biais, à défendre la cause des agriculteurs, s’en faisant parfois les porte-voix. Leur œil tente de mettre à distance leurs émotions, pourtant toujours présentes. C’est ce qu’avait fait Hubert Charuel avec Petit Paysan. C’est ce que propose également Edouard Bergeon avec AU NOM DE LA TERRE. Sauf que la fin de son film très personnel est connue : le suicide de son père.
Le film commence en 1979 puis se poursuit, après une très (trop ?) longue ellipse de 17 ans, entre 1996 et 1999. Pendant ces trois dernières années, on assiste donc à la chute d’un homme. On saura tout des rouages de la machinerie infernale, ce cercle vicieux duquel on ne sort jamais : le travail qui ne paye plus, la modernité et la diversité indispensables pour tenter de s’en sortir et de répondre aux normes européennes, les liens avec la coopérative. Et surtout l’endettement auprès de banques, un puits sans fond. AU NOM DE LA TERRE ne cache rien de la capacité à faire face qui diminue, des conséquences inexorables sur la santé, du corps qui lâche et mène au burn-out, à la dépression et au pire. Le film fait penser par bien des côtés à la pression identique ressentie par le héros de Sorry we missed you de Ken Loach.
Mais pour Pierre (Guillaume Canet, remarquable), c’est encore plus difficile car il doit gérer son père (Rufus). Un père au regard dur et au cœur sec, intransigeant, jugeant, méprisant. Quoi que fasse le fils, il n’est jamais à la hauteur de ses exigences. Et la double peine, c’est que Pierre, revenu en 1979 des États Unis pour reprendre la ferme des Grands Bois et son élevage des chevreaux, doit payer un fermage à son père.
AU NOM DE LA TERRE, grâce à l’intimité de son sujet, est un film quasi-documentaire émouvant et déprimant.
Mais faire vivre Les grands bois se mérite. Dans le film, il est question d’héritage d’une terre mais aussi de transmission de la valeur travail. Le fait d’être le fils d’un tel homme ne lui donne aucun autre droit que celui de poursuivre le travail et de ne pas dilapider l’héritage. AU NOM DE LA TERRE montre à quel point l’orgueil se transmet de père en fils. Pierre refuse de s’abaisser à demander une faveur à son père, car il sait que c’est perdu d’avance.
Cette absence totale de confiance et de respect de la part d’un père serre évidemment le cœur du spectateur. On pense à Tu seras mon fils de Gilles Legrand, qui évoquait aussi cette relation toxique père-fils et montrait comment on peut crever à petit feu de cette absence d’amour.
Heureusement pour lui, Pierre a la chance d’être bien entouré par son épouse Claire (Veerle Baetens), qui l’aide à la ferme et par ses deux enfants Thomas (Anthony Bajon, qui a d’ailleurs obtenu le Valois de l’acteur au Festival du Film Francophone d’Angoulême) et Emma (Yona Kervern, dans son premier rôle). La famille est joyeuse et complice. Les rires fusent dans Les Grands Bois. Car AU NOM DE LA TERRE est non seulement une ode aux paysans, mais aussi une ode à l’amour familial, qui respire par tous les pores des membres de la petite famille.
Grâce à une mise en scène épurée et parfois symbolique, le réalisateur parvient très bien à montrer, en effet miroir, la différence générationnelle de comportement entre les deux chefs de famille. Et ce, dès la signature devant le notaire (interprété par Emmanuel Courcol, co-scénariste du film avec le réalisateur et Bruno Ulmer). D’un côté le père taiseux est assis, quand la mère, qui n’a pas son mot à dire comme toutes les « femelles » de son espèce, se tient debout, en retrait. De l’autre, le jeune couple enthousiaste et amoureux est assis côte à côte.
Mais l’amour ne suffit pas toujours pour affronter cette vie-là, surtout quand les difficultés s’accumulent. C’est par le prisme du regard impuissant de Thomas, la génération suivante, que le spectateur assiste à la déchéance et au déferlement de violence de Pierre. On se rappelle alors avec émotion que ce personnage ressemble sans doute au réalisateur lui-même. AU NOM DE LA TERRE, grâce à l’intimité de son sujet, est un film quasi-documentaire émouvant et déprimant. Car vingt ans après, on déplore encore le suicide d’un agriculteur par jour. On espère que les parties prenantes (institutions, banques, coopératives…) sauront se saisir utilement du film pour ouvrir, enfin, à une réflexion de fonds à propos de ce sujet de société.
Sylvie-Noëlle
• Réalisation : Edouard Bergeon
• Scénario : Edouard Bergeon, Emmanuel Courcol, Bruno Ulmer
• Acteurs principaux : Guillaume Canet, Rufus, Veerle Baetens
• Date de sortie : 25 septembre 2019
• Durée : 1h43min