« Sers la bonne cause et meurs » : telle est l’injonction que nous découvrons ancrée sur la peau du général Galoup, ex-adjudant-chef de la Légion étrangère. Un mantra qui résonne avec le titre du film, BEAU TRAVAIL, et encapsule ainsi la vacuité manifeste du quotidien des légionnaires, sujet placé au cœur du long-métrage de Claire Denis.
La réalisatrice, dont la filmographie n’a cessé de sonder aussi bien les thèmes des tensions raciales du monde colonial (Chocolat) que celui du rapport au corps (S’en Fout la Mort), s’est ici librement inspirée d’une nouvelle d’Herman Melville, Billy Budd, marin. Si l’auteur y relatait la fascination d’un capitaine de la flotte britannique pour un jeune marin, Denis transpose, elle, cette histoire sous le soleil écrasant de Djibouti. La Légion étrangère, aussi bien en raison de l’étrangeté du « monde d’hommes » qu’elle incarne que pour son extranéité vis-à-vis des populations locales, apparaît en effet à la réalisatrice comme cadre idéal à son exploration des complexes dynamiques de la masculinité et du désir.
« Galoup, c’est moi » ; c’est ainsi au son d’une voix-off que nous sommes introduit.e.s au récit du général, interprété par Denis Lavant. Sa parole tisse le lien entre les deux temporalités qui figurent dans BEAU TRAVAIL ; la narration n’y est pas classique, mais double. Elle se déroule en partie à Marseille, où Galoup lit des extraits de son journal et retrace les évènements ayant conduit à son rapatriement. Puis, les mots devenant images, une seconde sphère narrative restitue à l’écran ces souvenirs au cœur de la Légion étrangère. Plus particulièrement, Galoup identifie le commencement de sa « fin » au moment de l’arrivée d’un nouvelle recrue, Sentain (Grégoire Colin). La beauté et la sérénité de ce jeune légionnaire suscitent la jalousie de Galoup, miné par son obsession d’obtenir la reconnaissance de son supérieur. En effet, il voue un respect et une affection quasi-maladive au commandant Forestier (Michel Subor), et ne peut supporter de voir l’attention de celui-ci dirigée vers Sentain, qui « séduit son monde et attire les regards ». Progressivement, la jalousie obsessive de Galoup devient meurtrière, au point que celui-ci peaufine son piège et finisse par assigner Sentain à une marche forcée dans le désert, dont il ne pourra revenir.
Au-delà de sa trame, le brio de BEAU TRAVAIL repose sur le talent de Claire Denis pour incarner à l’écran les dynamiques complexes qui sous-tendent les sentiments de Galoup. Tantôt menaçant, tantôt objet de désir, les apparitions du corps musclé et du visage juvénile de Sentain apparaissent comme plus révélatrices de l’attirance de Galoup que la parole, sporadique, que celui-ci tente d’apposer sur son expérience. Alors qu’il ne peut décrire sa fascination que comme « quelque chose de vague », ce sont les corps qui permettent à Denis de révéler l’attraction-répulsion qu’éprouve l’adjudant, et dont l’homoérotisme culmine lors d’une scène de duel en plan serré, face à la mer. « J’ai tout raté, d’un certain point de vue, et beaucoup de choses dépendent du point de vue ». De fait, si BEAU TRAVAIL est un objet cinématographique fascinant, c’est précisément parce qu’il invite à voir comme on ne voit jamais, à réinterroger cette univers de masculinité excessivement normée. Denis filme le délitement de la mécanique bien huilée de la Légion étrangère en y induisant du trouble et du désir, et ce, au-delà du seul personnage de Sentain. De fait, la majeure partie du long-métrage se concentre sur les entraînements militaires auxquels se dédient les légionnaires ; les corps, muets, courent, sautent, grimpent, rampent. Par des choix radicaux de mise en scène, ce qui aurait pu être une forme d’exaltation guerrière se mue en un véritable ballet chorégraphique, Forestier étant non seulement un chef de corps mais aussi chef des corps.
En s’entourant du chorégraphe Bernardo Montet, de la photographe Agnès Godard et en y superposant des extraits musicaux du Billy Budd de Benjamin Britten, Denis fait des manœuvres militaires le lieu où les multiples individualités, brimées par l’uniforme et la discipline, tentent de persister. Les gestes sont répétés, synchronisés, mais les regards, muscles et cris trahissent la volonté d’expression des corps. Leur vitalité semble écrasée par le cadre rigide de la Légion, un cadre à la fois explicite puisque délimité par de nombreux grillages et implicite, s’exprimant à travers la normativité d’une masculinité éteignant toute expression de désir. Prisonniers de cette rigidité, ces corps désirables sont, tel celui de Galoup, rendus « inaptes à la vie, inaptes au civil ». En les confrontant aux regards intrigués des populations locales, Denis souligne l’absurdité de la présence de la Légion et l’inutilité de la routine militaire à laquelle elle soumet inlassablement ses soldats. De fait, les manœuvres prennent place dans des lieux désertés où la prétendue menace extérieure n’advient jamais, suscitant un malaise presque paranoïaque (situation également explorée dans le contexte postcolonial du plus récent Pacifiction, d’Albert Serra). De fait, c’est finalement le simulacre de guerre que redoute ce corps militaire qui finit par engendrer la mort de l’un de ses membres. En ce sens, la Légion étrangère est surtout étrange, car l’attente nerveuse dans laquelle elle emprisonne ces jeunes corps n’est finalement qu’une perdition, un « beau travail » ultimement vain. Galoup est l’un de ceux à qui la discipline a interdit toute jouissance, si bien qu’après avoir été radié, il semble ne plus réussir à se détacher de son corps-machine et ne peut que « penser à la fin, à ma fin ». Inerte, le revolver à la main, la piste du suicide nous semble clairement indiquée par Denis. Ce jusqu’à ce que, dans ce qui était un tableau figé, sa caméra ne s’attache à une veine sur le bras de Galoup, dont la pulsation s’aligne au son des premières notes de Rythm of the Night. Déjouant toutes nos attentes, Denis offre alors à son personnage une possibilité de rédemption, dont on ne sait vraiment si elle est une réminiscence, un rêve ou un aperçu de l’avenir.
Comme l’a prescrit son personnage, la réalisatrice change « d’angle d’attaque », et Galoup prend enfin corps sous nos yeux. La marche forcée et la raideur martiale laisse soudainement place à une attitude flegmatique ; cigarette à la main, Galoup est adossé devant une boîte de nuit. Il n’est plus derrière mais devant les grilles, et crescendo, se laisse aller jusqu’à atteindre des fulgurances tout à fait spectaculaires. Seul un Denis Lavant, dont la performance physique éblouissante dans le Mauvais Sang de Leos Carax a marqué les mémoires, est capable d’ainsi incarner corporellement la force symbolique d’une telle scène. En effet, Claire Denis réussit avec brio à signifier l’intériorité de son personnage à travers la corporéité, dans un moment de suspension proprement hors du temps. Comme l’écrivait Martha Graham, la danse est le « langage caché de l’âme », et est ici précisément le moyen pour Galoup de transcender l’incommunicabilité de ses émotions. La pulsion de vie qui le saisit le porte à la rencontre de lui-même, après tant d’années arrachées par l’institution. Il déclare : « Peut-être qu’avec les remords commence la liberté » et alors, à corps perdu, il danse.
Esther VASSEUR