Sans pour autant dépoussiérer les codes du biopic, Lee Daniels offre un portrait intimiste et fascinant d’une figure tourmentée du jazz.
« Le parfum de magnolia doux et frais, puis l’odeur soudaine d’une chair qui brûle ». A lui seul, ce vers de « Strange Fruit » pourrait résumer l’entreprise audacieuse de Lee Daniels, lorsqu’il décide d’adapter ce fragment de la vie de Billie Holiday. L’utopie idyllique d’une vie bercée par le jazz s’oppose à un environnement mortifère où la ségrégation bat son plein. La contextualisation initiale est une piqûre de rappel, leçon d’histoire certes didactique mais nécessaire : lorsque Lady Day chante « Strange Fruit », c’est tout un pan du gouvernement et du FBI qui se ligue contre elle.
L’esprit initial du biopic laissait craindre le pire et la première demi-heure, bien qu’enrichissante, s’apparente davantage à un banal cours d’histoire qu’à un réel essai de cinéma. C’est donc un véritablement soulagement lorsque le récit s’oriente vers d’autres pistes que celle du conflit politique d’époque, reflet significatif des tares d’une société bien plus contemporaine. En évitant de céder à la tentation du pamphlet, Daniels s’attarde davantage sur le potentiel narratif que recèle la figure complexe de la chanteuse. En quête de repères dans une période brûlante, Holiday ne sait si elle doit devenir la figure de proue de revendications anti-racistes légitimes ou bien l’archétype d’un renouveau musical. A défaut de trouver des réponses, il ne lui reste qu’un recours fatal : la prise de drogue et la consommation excessive d’héroïne.
De l’adaptation réaliste au déploiement d’une fiction purement cinématographique, il n’y a qu’un pas que Daniels franchit avec brio. Témoin silencieux du drame vécu par la chanteuse, le personnage de l’agent Jimmy Fletcher tire le récit vers des sphères audacieuses. Son évolution au contact de Holiday fascine et émeut : le journaliste, marginal taciturne au sourire séducteur, est en réalité un agent du FBI, dont les convictions anti-drogues entraînent l’emprisonnement de l’icône de jazz. Dans la seconde partie du film, il devient l’amant brisé de la chanteuse, et la seule porte de sortie du microcosme funeste dans lequel elle s’enferme. L’interprétation toute en justesse de Trevante Rhodes participe à l’attachement éprouvé pour le personnage de Fletcher.
C’est lorsque Holiday est en compagnie de Fletcher que le biopic développe ses meilleures idées. Pour expliquer tout l’intérêt de cette relation, l’on peut observer les indices disséminés par Daniels quand il filme la musicienne, notamment lors des scènes où celle-ci se contemple dans les nombreux miroirs de ses loges. Face à la pression politique (celle exposée par le titre du film), se superposent deux éventualités pour Holiday : soit suivre Fletcher et fuir l’addiction pour aborder aux rivages joyeux du séjour à la campagne, soit céder face à ses chimères qui l’enlacent et tentent de la précipiter vers ses failles. La séquence du séjour campagnard, qui laissait entrevoir la stabilité espérée, apparaît comme un paradis bucolique illusoire. Le visage que l’héroïne observe dans le reflet du miroir est celui qu’elle aimerait arborer, comme un écho au bonheur qu’elle ne parvient à atteindre que lors de brefs instants figés dans le temps. On pense à cette ultime discussion avec Fletcher sur son lit de mort, échappatoire idyllique brusquement interrompue par l’intervention de Louis Mckay, abominable reflet difforme de la pureté et de la bienveillance de Fletcher. Le schéma de mise en scène se répète avec violence, lorsque ce même Louis venait briser un autre de ces instants sublimes, une partie de base-ball. Le drame suggéré lorsque Billie, frappée par son conjoint, s’effondrait en fracassant un miroir, se confirme progressivement. Le miroir brisé devient l’allégorie de l’accès verrouillé à l’idéal rêvé, l’autre côté d’un fascinant miroir.
Cette stricte alternance entre deux visages achève de peindre un portrait complexe et touchant, où l’imperfection des personnages donne lieu à de réelles visions de cinéma, à l’image de cette extraordinaire séquence au cours de laquelle Fletcher pénètre la psyché de la chanteuse. On ne peut que louer les intentions de Lee Daniels, surtout lorsqu’il préfère l’exploration de la psychologie à l’apologue politique. Placé au second plan, l’antagoniste du FBI n’est qu’un stéréotype déjà bien connu de tous. Ce choix atteste un parti pris réjouissant : celui de flatter une forme de liberté expressionniste inconnue du biopic classique, loin d’une tonalité démagogue inutile, qui offre un écrin à l’interprétation impeccable de Andra Day et Trevante Rhodes, le bon côté du miroir.
Emeric