Oscarisé à huit reprises (Meilleur Film, Meilleur Réalisateur, Meilleur Acteur, Meilleurs Décors, Meilleure Adaptation, Meilleurs Costumes, Meilleure Musique, Meilleur Maquillage), Amadeus raconte la vie et la mort tragique de Wolfgang Amadeus Mozart, le plus illustre des compositeurs classiques.
Adapté d’une pièce de théâtre écrite par Peter Shaffer, quatre mois furent nécessaires à Milos Forman et l’auteur pour réécrire le scénario. La mort tragique de Mozart a de tous temps suscité la controverse, la vérité historique relève de la véritable gageure.
Mais au-delà de l’Histoire, Amadeus est avant tout un film dédié à la musique de Mozart, une ode intemporelle à un compositeur surdoué ! Le choix des œuvres pour les arrangements musicaux dut être cornélien, tant l’œuvre foisonne.
Les trois heures de film dans sa version longue ne sont pas une contrainte, mais un choix délibéré de Milos Forman pour laisser la place belle aux partitions, aux poses musicales, afin de mieux cerner l’univers qui fut celui de Mozart en son temps.
Tom Hulce incarne un Mozart pétillant d’espièglerie, de grivoiserie et d’insolence, un libertin de premier ordre, même confronté aux plus éminents dignitaires de la Cour. La farce ensemence son quotidien, les conflits souillent sa liberté créatrice, son arrogance et son train de vie le conduisent à une autodestruction inéluctable.
Face à lui, son pire ennemi : Salieri, compositeur officiel de la Cour, interprété par le charismatique Fred Murray Abraham, rôle qui lui valut l’Oscar (la seule victoire de Salieri sur Mozart en fin de comte !). Adulateur de la musique de Mozart, il exècre l’Homme, ce qu’il représente, son outrageuse facilité à composer. Sa performance est sans aucun doute l’une des plus vigoureuses jamais offerte au cinéma, son expression scénique est sublime, Salieri vit au travers de ce visage tantôt trop sûr, tantôt tourmenté par le poids de son désarroi et de son amertume.
L’œuvre puise son authenticité dans la réalisation de Milos Forman. Le film entier fut tourné en lumière naturelle, à l’instar d’un Barry Lyndon, et toutes les astuces techniques furent déployées.
Tous les costumes furent réalisés sur les modèles d’époque, le plus fidèlement possible.
La principale difficulté fut de trouver l’endroit du tournage, Vienne pausant de nombreux problèmes quant à la modernité visible de la ville. Milos Forman se rabattit donc sur sa cité natale, Prague, encore vierge de toute trace contemporaine dans les années 80 – ni antennes, ni paraboles et très peu de rues asphaltées. Milos Forman puisa dans la richesse architecturale et historique que pouvait exhiber Prague pour planter le décor.
Pour l’anecdote, les scènes de Don Giovanni ont été réalisées à l’endroit même de la première représentation.
La mécanique essentielle réside dans la musique, véritable guide spirituel et harmonique de la trame. Tom Hulce s’est investi dans sa quête de la perfection en s’exerçant sur un piano quatre heures par jour. Le premier mouvement de la vrombissante Symphonie N. 25 installe le ton d’emblée : les flocons de neige virevoltent au vent, un carrosse surgit d’un goulet sombre, les sabots martèlent la pierre, la fin tragique est évoquée dans ce plan apocalyptique.
Milos Forman choisit la narration rétrospective, Salieri impose un style, sombre et introspectif, véhicule cette dimension déliquescente en parfaite dichotomie avec la musique de Mozart. L’épilogue dramatique (épisode de l’écriture du Requiem, épisode des ‘funérailles’ de Mozart), annoncé par le ténébreux Rex Tremendae, culmine avec ce céleste Lacrimosa lorsque la dépouille de Mozart est emportée vers la fosse commune, dans l’anonymat quasi-général. Cette séquence du coche, s’éloignant dans la brume insolente d’indifférence, se rapproche ostensiblement de certains plans du Nostalghia de Andreï Tarkovski, ces instantanés ‘impressionnistes’ dont les silhouettes immobilisent l’absolue infinité de l’horizon. Le paroxysme de l’émotion est atteint lorsque les pelletées de chaux scellent ad vitam aeternam la fortune terrestre de Mozart…son esprit pérennise au travers de son œuvre musicale, au grand dam de Salieri closant de son visage flétri, une rivalité dont l’Histoire se souviendra exclusivement de Mozart !
Exercice profond d’humilité, Amadeus réunit l’art du théâtre et l’art du cinéma dans un élan conjoint de vitalité créatrice, et engage la responsabilité du spectateur à placer son regard au-delà de la vision du réalisateur pour transcender l’immanence du quotidien : l’homme qui lutte contre ses tourments les plus secrets.
Amadeus s’inscrit en Lettres d’Or au Panthéon du Septième Art…
Vincent
La critique du film vu par notre rédacteur Ewan
Un devin est inutile pour lire certaines prédictions. Le cinéma aura beau évoluer dans toutes les directions possibles, sujet à tous les caprices de la finance, de la mode et de l’écriture, certains films resteront gravés comme voies à suivre. Parmi ces modèles, ces aînés indissolubles se trouve Amadeus. 27 ans après sa sortie en salle, ce diamant sur bobine fait encore l’objet de projections. On ne veut, on ne peut, on ne sait s’en lasser. Ni biographie, ni spectacle musical, ni film pour l’élite intellectuelle seule, ni film calibré pour l’oscar, malgré ses huit oscars, Amadeus sort de toutes les commodités de rangement et ne connaît que sa propre place. Celle des coups de poing.
XVIII ème siècle. Vienne. Compositeur de musique démodé, le vieil Antonio Salieri tente de mettre fin à ses jours. Sauvé de justesse par ses serviteurs, il prend le chemin forcé de la maison de retraite, en son cas l’asile des fous. Vieil homme aux façons excentriques, Salieri s’accuse, devant un jeune ecclésiastique missionné pour entendre sa confession, d’avoir tué Wolfgang Amadeus Mozart, son terrible rival. Selon Salieri, ce génie absolu était l’instrument de Dieu fait pour le hanter, un instrument parti en guerre contre lui pour révéler au monde sa médiocrité. Le prêtre ébahi entend le récit intégral de cette guerre métaphysique qui oppose le compositeur italien besogneux à l’avatar d’un dieu injuste, cette créature maligne appelée Mozart, faîte pour la souffrance des gens sans talent…
Milos Forman s’appuie sur la pièce de Peter Schaffer, elle-même tirée d’une scénette d’Alexandre Pouchkine. Le réalisateur tchèque intègre à la perfection les enjeux narratifs de ce conte sur l’origine mystérieuse du génie et la dualité contestable entre le labeur d’artisan et le favoritisme des muses, l’inspiration directe. Milos Forman, très subtil peintre du cœur humain laisse les contradictions douloureuses de Salieri tenir la caméra. Le compositeur jaloux est un nouvel Iago, rongé par la béatitude qu’éveille en lui la musique de son rival, un Othello pour la naïveté, un satyre pour les facéties, un Mozart bondissant, tapageur, enfantin, imbu de son génie et incessamment bloqué par les conventions musicales de son époque. Salieri soutient la musique de l’homme-dieu qu’il veut détruire. Ce combat sans merci pour se venger du Très-Haut, le distributeur cruel, est filmé sans emphase, avec une simplicité de maître, plan après plan, tableau après tableau, dans une Europe des Lumières brillamment ressurgit.
L’écriture ne s’embarrasse d’aucune vieillerie, Mozart lui-même a été comparé à un punk par certains critiques. Les personnages nous tendent la main grâce à leurs miraculeux interprètes sans jamais tomber dans de vulgaires concessions au public moderne. C’est une question de dosage. Quels interprètes ! F. Murray Abraham conjugue le meilleur du jeu théâtral et le meilleur du jeu caméra comme peu l’ont fait. Élégant, économe, émouvant Salieri. Oscar sur un plateau. Tom Hulce est son jumeau, déployant la même finesse de jeu mais la vouant au cri de la jeunesse. Ce Mozart-là fait comprendre involontairement qu’il n y a pas de génie sans allégresse, muse ou pas muse, Dieu ou pas Dieu. Salieri ne comprend pas qu’il est trop austère pour le génie, trop bridé, trop peu abandonné à la vie. Son gout pour les confiseries italiennes ne s’étend pas au reste des plaisirs. Le rire exubérant de Tom Hulce est bien la réponse inaperçue à ses tourments. Que dire d’Elisabeth Berridge, madame Mozart, sinon qu’elle est une confiserie américaine ? Sa fausse ingénuité, son discernement, son amour mettent l’eau à la bouche de n’importe quel artiste. La quasi disparition à l’écran de ces trois comédiens dès leur succès consommé en 1983 ne se conçoit pas sur l’échelle du talent.
Cette année-là, ils étaient bien présents, guidés par un cinéaste au sommet de son art de conteur, un art dégagé de l’esbroufe, à priori simple et pourtant inégalé. En guise de cerise, la musique de Mozart, éclatante, intentionnelle, pièce maîtresse de tout le film. Ce grand pouvoir a rarement été si bien employé sur un écran. Une musique qui tient la main de chaque enjeu et ne lâche jamais prise. Une musique-personnage, dévouée, dépendante de l’histoire, des situations, mais Souveraine. Amadeus n’a pas de défaut mais cherchez-les si vous voulez. On en reparle dans 27 ans.
Ewan