Ben/Viggo Mortensen surgit d’un bois, le torse couvert de suie. Il tend à son fils un morceau de foie qu’il vient d’arracher au cerf à peine abattu. « Le garçon est mort, l’homme vient de naître. » Autour de lui, ses nombreux enfants, tous grimés comme leur père. La petite tribu revient au camp. Une fois débarbouillés, ils parlent des avancées astrophysiques dans la théorie des cordes ou de la dialectique marxiste. Cette communauté familiale est presque totalement autonome, en tout cas largement auto-suffisante, et l’éducation est fournie par un père qui règne en despote éclairé sur ses enfants.
Cette famille marginale aurait peut-être engendré un mini-état libertarien quelques générations plus tard, si un événement n’était venu la bouleverser et la forcer à rejoindre le triste monde du reste de l’Humanité. Comme n’importe quelle autre utopie auparavant, celle de Matt Ross est par définition en dehors du monde, dans un territoire américain fantasmé où la forêt côtoie un glacier, où le printemps ensoleillé peut faire place à un orage aussi brutal qu’imprévu. Viggo Mortensen incarne presque le Surhomme nietzschéen, capable de tout et affranchi de tous les filtres de la société. S’il semble suivre les préceptes rousseauistes d’Emile, ou l’éducation, ce père omnipotent n’en est pas moins dépourvu d’humour, de regrets ou d’une irritabilité qui peut à chaque instant resurgir. Philosophe mais pleinement humain. Cette tension entre ses idées absolues et les affects qui le traversent va conduire le film à interroger notre véritable marge de liberté face au monde réel.
En quittant son utopie, la tribu va se heurter à la condition de l’homme moderne, une vérité hideuse, que le film relève avec humour et intelligence. Mais si la laideur de notre société nous révulse, pouvons-nous pour autant nous en extraire sans aucune conséquence ? Pour se frayer un chemin au travers de cet univers hostile, Ben sera amené à infléchir ses idées parfaites à la matérialité de ses difficultés. Les enfants, eux, découvrent derrière l’apparente mocheté de notre monde, certaines opportunités qu’il serait dommage de rejeter entièrement. Certains veulent alors quitter la tranquille Utopie de leur père pour se tailler une part du monde des Hommes. Bien que leur paternel ait théoriquement raison de les en préserver, en a-t-il le droit maintenant qu’il a formé sa progéniture à penser et agir par elle-même ? Peut-on forcer quelqu’un à être heureux ?
CAPTAIN FANTASTIC se termine sur un retournement qui relève du merveilleux.
Pire que cela, Ben réalise qu’en empêchant ses enfants d’être soumis à quelque institution sociale que ce soit (école, religion, autorité morale, police, etc.) il a cadenassé autour de lui sa propre entité coercitive. Il n’a fait que reproduire ce contre quoi il s’était battu toute sa vie.
CAPTAIN FANTASTIC se termine pourtant sur un retournement qui relève du merveilleux, de la fable. Plutôt que d’aller au bout de cette réflexion nihiliste, Matt Ross redonne du crédit aux idées de son protagoniste. Car au fond, s’il a agi par des moyens critiquables, son objectif a toujours été noble. En réalisant peu avant la fin du film un sacrifice aussi énorme que symbolique, notre héros gagne le droit à une rédemption. Des êtres aussi parfaits n’existent sans doute pas, mais comme les utopies ils constituent des modèles vers lesquels ont peut tendre, indéfiniment.