Chronique d’une famille de comédiens dans la Suède du début de siècle. Mais aussi la révolte d’un jeune enfant confronté à la tyrannie d’un beau-père. Une oeuvre quasi autobiographique d’Ingmar Bergman.
Note de l’Auteur
[rating:10/10]
• Date de sortie : 9 mars 1983
• Réalisé par Ingmar Bergman
• Film suédois, français, ouest-allemand
• Avec Pernilla August, Gunnar Björnstrand, Harriet Andersson
• Durée : 3h08min – Director’s cut : 5h12min
• Titre original : Fanny Och Alexander
• Bande-Annonce :
Délaissons l’espace d’un instant l’exégèse pour se consacrer essentiellement à la manne émotionnelle que peut procurer un spectacle cinématographique. Mon unique exhortation, modeste et profitable pour le regard que vous poserez sur Fanny Et Alexandre, sera de le visionner dans sa version longue. En effet, la variante ‘commerciale’ enfantée par la ZDF est amputée du rythme et de l’intensité dramaturgique si minutieusement élaborée par Ingmar Bergman dans son œuvre originelle.
Pourquoi le cinéma fédère-t-il autant le public ? Pourquoi suscite-t-il cette appétence si caractéristique ?
La raison repose dans cette composante fondamentale qui le distingue des arts majeurs : le visage filmé en gros-plan. Création purement technique, le faciès, architecte solennel de l’Histoire cinématographique, a octroyé les titres de noblesse aux cinéastes les plus talentueux.
Ingmar Bergman, mieux que quiconque, symbolise cette allégorie de l’incarnation picturale du visage à l’écran. Les personnages de Fanny Et Alexandre illustrent admirablement cette puissance ‘réflective’ de notre propre image. De cette confrontation primitive du regard émerge une multitude d’émotions profondément enfouies, nous perdons le contact avec toute forme de rationalité pour nous glisser dans les sinuosités brumeuses de l’affect. Nos pulsions émotives deviennent incontrôlables, ce regard nous ramène à l’essentiel : la vie, notre propre vie.
La fonction du temps, composante fondamentale dans Fanny Et Alexandre (le film s’ouvre sur les aiguilles d’une horloge), doit se délayer au fil des intempéries scéniques. Le cinéaste ne peut nous perdre en chemin, chaque plan qu’il élabore devient par occurrence un chaînon indispensable à l’unité temporelle de la trame.
L’unité de temps constitue donc LE véritable défi pour le réalisateur. Ingmar Bergman, comme dans la plupart de ses films, réussit la prouesse de diluer cette unité de temps à l’infini, telle une étreinte charnelle qui nous enveloppe de sérénité euphorique. Le film prend vie, le temps devient relief, nous nous identifions aux personnages qui acquièrent leur pleine dimension psychologique.
Prendre part à ce pantagruélique repas de Noël n’est plus chimérique mais bien réel. Cet instant privilégié est vécu.
Ingmar Bergman transpose l’espace en un lieu de théâtralisation méticuleusement mis en scène. Assister à l’épisode de la veillée mortuaire d’Oscar Ekdahl est un privilège unique, tant au niveau de l’organisation scénique, qu’au niveau de sa conception spatiale.
Le spectateur est littéralement immergé dans ce plan-séquence. Nous sommes conviés à un ballet organique millimétré des comédiens, un enchevêtrement des allées et venues, un chassé-croisé ininterrompu. Le théâtre et le cinéma s’unissent pour exhaler la transcendance de l’Art, enchaînés que nous sommes, dans une forme de frénésie contemplative.
Œuvre cyclique, boucle temporelle pour Alexandre, Ingmar Bergman sodomise notre intimité affective par ces épisodes festifs, par le défilement des saisons, par ces naissances et ces décès. Dans ces éphémérités événementielles s’inscrit la magie du temps qui s’égraine, ‘une’ seconde prend valeur d’éternité.
La scène de théâtre où l’on joue Hamlet, entre autres, évoque cette omniprésence de la Mort, tapie dans la périphérie de la Vie. Le récit de l’existence, ce voyage elliptique de l’enfance à la vieillesse, se célèbre au rythme des histoires, des anecdotes, des fêtes, des mariages, du spectacle. L’espace viable se consume inéluctablement.
Fanny Et Alexandre est une déclaration d’amour au théâtre, compagnon artistique de toute une vie.
Ingmar Bergman, provisoirement affranchi de ses démons intérieurs, exprime littéralement son amour des planches et de la mise en scène, et transpose avec une sincérité non feinte la féerie du spectacle, cet enchantement capable de sublimer la noirceur du quotidien. Art de l’illusoire, le cinéma se confond dans la rhétorique théâtrale, notre imaginaire s’invite au spectacle des marionnettes et des lanternes magiques pour encore mieux renouer avec notre âme d’enfant.
L’Esprit De La Ruche, Cria Cuervos, Fanny Et Alexandre, composent ce triptyque dont le thème commun et majeur se distingue par son approche viscérale : le regard sur le monde qui est celui d’enfants, et non un regard sur l’enfance.
Fanny Et Alexandre pérennisera la mission démiurgique d’un cinéaste résolument attaché à la nature humaine, mystifiée et démystifiée à travers le prisme du faciès, dénominateur commun et ontologique d’une œuvre sans cesse éprouvée par les scories d’un passé régenté par le puritanisme familial.
Ce regard immaculé d’Alexandre réverbère à lui seul les vertus de l’esthète que fut Ingmar Bergman, profondément enraciné dans sa culture, qui lègue un patrimoine immuable. Faisons en sorte que la féerie se prolonge, que les marionnettes perpétuent le spectacle, et que les lanternes magiques éternisent notre imaginaire…