Après The Master, Paul Thomas Anderson retrouve Joaquin Phoenix dans INHERENT VICE, adaptation du roman de Thomas Pynchon.
Thomas Pynchon a beau être un écrivain reconnu, personne ne s’est jamais aventuré à tenter d’adapter une de ses œuvres au cinéma. On n’est pas surpris de voir un réalisateur aussi ambitieux et surprenant que Paul Thomas Anderson oser franchir le pas. Il faut encore une fois souligner à quel point son cinéma a entamé une surprenante mû depuis l’incroyable THERE WILL BE BLOOD, grande fresque épique sur l’Amérique du XIXème siècle. C’est ensuite à l’Amérique des années 40, post-Seconde Guerre Mondiale, que s’attaque Paul Thomas Anderson avec THE MASTER. Vient INHERENT VICE, logiquement. Situé à l’aube des années 70, le film s’inscrit dans la continuité de ce qu’a entrepris le réalisateur californien : scruter l’Amérique lors de ses grands tournants, là où elle est le plus habitée par des incertitudes.
INHERENT VICE commence comme un film noir assez classique : une femme vient demander de l’aide à un détective parce qu’elle pense que le milliardaire dont elle est amoureuse est en danger de mort, menacé par sa femme et son amant. S’engage une intrigue complétement dingue, où se multiple les personnages et les pistes scénaristiques. Il faut être prêt à s’abandonner lorsqu’on s’engage dans ce nouvel essai de Paul Thomas Anderson et ne pas avoir peur de décrocher à un moment ou un autre. Que ce soit au détour d’un dialogue ou plus simplement dans l’intrigue en général. Se risquer à une analyse est toujours périlleux avec un film aussi disparate, surtout lorsqu’on a une seule vision au compteur. Qu’est ce qui est la réalité ? Qu’est-ce qui est halluciné ? Se demander ça, c’est déjà prendre le film par le mauvais bout. C’est une histoire d’amour qui se dessine sous cette intrigue à tiroirs, entre Doc et Shasta.
Le film n’est pas avare en digressions mais on en revient sans cesse à cette femme, comme bouée à laquelle on tente (Doc y compris) de se rattacher au milieu de ce labyrinthe constitué d’éléments insaisissables. Jusqu’à que ce soit elle qui décide de revenir. Pour mieux fuir à nouveau. On comprend via des flashbacks que le passé entre ces deux personnages a été ponctué de petits instants de bonheur. La réelle quête de Doc, au milieu de ce bordel, c’est de retrouver le bonheur. La scène où ils accourent en ville, sous la pluie, pour trouver un magasin de drogues est une parenthèse aussi brève que touchante, dont on aimerait à nouveau être le spectateur si Doc arrivait à retrouver Shasta. Il faut voir comment il s’accroche à sa voiture lorsqu’elle part au début du film, pour avoir un aperçu du refus de la laisser s’évaporer dans la nature. Le nombre d’évaporations au fil de l’intrigue est à méditer, et s’impose en symbole de cette Amérique en pleine mouvance, où les chosent changent et où certaines disparaissent sans qu’on sache pourquoi. Rien ne sert de chercher des réponses, le monde autour de Doc est une masse trop imposante, constituée de forces supérieures qu’il ne peut que subir. Le plan où il marche vers le commissariat et se fait pousser exprès par un policier qu’il croise montre que ces forces gravitant autour peuvent entrer en collision avec lui. Alors il doit s’en accommoder pour continuer. Ce qu’il ne manque pas de faire directement après dans le même plan en prenant soin d’esquiver d’autres policiers arrivant vers lui.
Doc, personnage instable incarné par un Joaquin Phoenix fascinant, capable de jongler d’un registre à l’autre au milieu d’une scène comme il change de coupe de cheveux durant le film. Bien qu’il passe pour un clown le plus souvent, rien que par se dégaine, il affiche derrière de simples mimiques ou gestes, une sensibilité touchante. Rares sont les acteurs de nos jours capables d’en dire autant sans ouvrir la bouche. Il se révèle un incroyable comédien comique, une facette que l’on avait vu trop rarement (voir jamais) dans sa carrière. Comme dans THE MASTER, il est très facile d’être agacé par ce personnage. Compliqué dès lors d’apprécier le film à sa juste valeur tant il occupe l’espace et est, quasiment, de tous les plans. Il se pourrait que la collaboration entre le metteur en scène et sa nouvelle coqueluche ne s’arrête pas là. De mon côté, je prie pour que ce soit le cas. En plus de ça, le casting affiche autant de bons noms que de belles qualités. La famille andersonienne n’est plus autant fermée sur elle-même que ce qu’elle était dans les premières œuvres.
INHERENT VICE permet à Paul Thomas Anderson de vraiment enfin se frotter à l’humour. Ce registre habitait quelques scènes de ses précédents films mais restait en retrait car sans cesse chapeauté par un malaise perceptible, tiraillant le spectateur entre l’envie de rire et le refus de se moquer de ces personnages travaillés par un mal-être. Le plus bel exemple dans sa filmographie reste, pour moi, Little Billy (William H Macy) dans BOOGIE NIGHTS avec ce rôle de cocu duquel il ne cherche pas à sortir. Jusqu’à l’issue qu’on connaît. Pas de réticences ce coup-ci, on rigole franchement et souvent devant la folie de ce que l’on voit. Chaque scène menace de délivrer un gag ou une réplique bien sentie. A voir ce que nous réserve 2015 mais INHERENT VICE peut s’imposer comme l’un des films les plus drôle de l’année. On est grandement réjoui de voir Paul Thomas Anderson réussir dans cette veine que l’on attendait qu’il explore avec impatience.
Sous l’aspect complexe de l’intrigue se dessine un état des lieux de l’Amérique des seventies.
On n’en oublie pas d’être happé par sa mise en scène, dans la continuité de ce qu’il entreprend depuis quelques films. Déléguant les grandes envolées virtuoses au profit d’un sens du cadrage éblouissant, il s’évertue à suivre ses personnages dans leurs états d’âme. L’utilise du plan séquence lors d’une retrouvailles entre Doc et Shasta ne paie pas de mine et se situe à l’extrême de l’époustouflante intro de BOOGIE NIGHTS. INHERENT VICE est plongé dans un flou qui laisse surgir, superficiellement, un manque de verrouillage servant le film. On a attribué volontiers à Paul Thomas Anderson l’image d’un horloger construisant avec précision l’ensemble de ses films, préoccupé par le besoin de tout cadenassé. Le labyrinthe dans lequel il se lance nous perd pour mieux laisser apparaître des sentiments. On perçoit des états d’âme, de l’évidente mélancolie mais, surtout de la paranoïa. Doc jette de nombreux regards vers le hors-champ, conscient des menaces qui pèsent sur l’Amérique (Charles Manson, le Vietnam…).
La dualité Doc/Bigfoot marque bien l’état d’esprit dans lequel se trouve le pays, début 70, notamment sur la question du mouvement « hippie », récent et déjà si proche de sa fin. Deux hommes que tout opposent dans leur façon de penser, qui tour à tour s’aident puis se confrontent. Le basculement final de Bigfoot (excellent Josh Brolin), surprend autant qu’il est lourd de sens. Cet acte inattendu provoque le rire et rompt la fine limite qui séparait ces deux personnages durant plus de 2h. Le flic ultra viril, caractérisé par une haine viscéral des hippies, disjoncte et ingurgite un plateau entier d’herbe (supplément « papier à rouler » compris). Doc en reste surpris de voir cette figure autoritaire faire un acte aussi fou. « Tu as besoin d’un ange qui veille sur toi, brother » lui rétorque-t-il, conscient de se voir lui-même dans le geste de son antagoniste. L’Amérique qui s’opposait se confond, elle se trouble à tous les étages de sa hiérarchie. Vient la dernière scène : Doc, au volant d’une voiture, est en compagnie de Shasta. Il regarde dans le rétro, perturbé par une voiture qui le suit. « Ça ne veut pas dire qu’on est de nouveau ensemble » répète-t-il, comme pour attendre qu’elle lui réplique que c’est pourtant le cas. La réponse ne viendra pas. Elle ne viendra probablement jamais. Il en rigole d’être pris de paranoïa. Oui, il y a une voiture derrière. Suivi ou pas, qu’importe. L’instant compte plus, parce qu’il le sait précieux. Il aura tout le temps de psychoter lorsque celle qu’il lui est inhérent s’échappera de nouveau.
Maxime Bedini
• Réalisation : Paul Thomas Anderson
• Scénario : Paul Thomas Anderson d'après Thomas Pynchon
• Acteurs principaux :Joaquin Phoenix, Reese Witherspoon, Jena Malone
• Date de sortie : 4 mars 2015
• Durée : 2h28min