« C’est l’histoire d’une société qui tombe et au fur et à mesure de sa chute se répète sans cesse pour se rassurer : « jusqu’ici tout va bien, jusqu’ici tout va bien, jusqu’ici tout va bien ». L’important c’est pas la chute, c’est l’atterrissage. »
C’était il y a quinze ans. Cannes 1995, prix de la mise en scène. Déjà quinze ans. Cette sentence, qui introduit et clôture le film de Mathieu Kassovitz, résonne encore dans notre mémoire comme un leitmotiv obsédant. Nous avons vieilli, pris quelques rides mais Saïd, Vinz et Hubert n’ont pas changé, éternellement jeunes, impertinents, drôles, révoltés, attachants, envoyant valser le politiquement correct et nous balançant en pleine figure leur vérité comme un coup de tête en pleine poitrine.
Le film a été réalisé au milieu des années 90 comme une réponse à la politique sécuritaire de Charles Pasqua et suscita une controverse quant au point de vue adopté par Mathieu Kassovitz. Aujourd’hui les choses n’ont pas beaucoup changé, les ministres de l’intérieur se sont succédé et notre société se porte toujours mal. La matière sociale et politique peut toujours sembler discutable à cause de sa dimension fable sociale, mais elle reste indéniablement actuelle. Les trois acteurs ont pris des chemins différents. Saïd Taghmaoui a joué dans des productions hollywoodiennes et dans la série Lost, les disparus, Vincent Cassel a été dirigé par David Cronenberg et Steven Soderbergh, et Hubert Koundé s’est essayé au théâtre et à la réalisation.
Mathieu Kassovitz semble s’être un peu perdu dans des réalisations américaines, Gothika n’avait pas d’autre intérêt que de voir Halle Berry sur grand écran, mais à jouer dans des films estimables dont Amen de Costa-Gavras et Munich de Steven Spielberg. Ils ont pourtant eu tous les quatre en commun la volonté d’élargir leur champ de création, de ne pas rester emprisonnés dans l’image qui leur avait échappé à la sortie du film.
La Haine est devenue le symbole d’une génération et peut aujourd’hui être considéré comme l’un des meilleurs films français de ces vingt dernières années. Lorsqu’on fait la liste des oeuvres qui ont marqué l’histoire du cinéma par des qualités scénaristiques, une mise en scène originale, la découverte de nouveaux interprètes talentueux, un point de vue radical, elles ne sont pas nombreuses. Ce n’est pas par hasard que Mathieu Kassovitz aime Martin Scorsese, et que Vinz fait une imitation de Travis Bickle joué par Robert De Niro devant sa glace. Taxi Driver était également remarquable par cette pulsion, cette inventivité, et cette fuite en avant que rien ne peut arrêter.
La dramaturgie est simple et efficace. L’action se déroule pendant vingt quatre heures, l’heure étant indiquée de façon aléatoire, avec une première partie en banlieue et la seconde à Paris. N’ayant pas les moyens de filmer en couleurs comme Mathieu Kassovitz le voulait, le choix du noir et blanc donne un caractère très urbain, graphique, permettant ainsi de se distinguer du film réaliste à la française. La banlieue est fantasmée par l’esthétique et la mise en scène avec de nombreux plans séquences. Le jeune réalisateur aime le cinéma américain et le revendique par une technique totalement maîtrisée. Les trois protagonistes, le juif, l’arabe et l’africain, ne sont jamais définis par leur origine, donnant une dimension universelle.
La violence est omniprésente dès le générique, avec le montage d’émeutes, de pavés lancés, de bombes lacrymogènes et de rangées de CRS. La banlieue s’embrase car Abdel Ichah est à l’hôpital suite à une bavure policière. Le point de vue du réalisateur est ouvertement du côté des jeunes contre la police. La caméra suit les trois amis dans ces allées, elle survole les immeubles pour mieux montrer l’enfermement au milieu de ces tours. La violence vient surtout de l’extérieur, d’être « enfermé dehors », de ce slogan publicitaire en référence à Scarface « le monde est à vous » que Saïd par un coup de bombe de peinture s’empare pour remplacer le « vous » par « nous », d’un système qui oblige à ne pas rater le dernier RER. La violence devient alors instinctive, et caméra à l’épaule, en suivant ces trois protagonistes on fait des rencontres explosives. La première partie montre le bouillonnement créatif par les graffitis et la danse, caméra au sol sur des silhouettes qui tournent, s’élancent, retombent et s’envolent. La musique est toujours extradiégétique et contre toute attente n’est pas très présente sauf ce djset de Cut Killer d’un appartement mixant NTM et Edith Piaf.
Le battement de coeur de ce film, c’est le langage. Il rythme les pas et les mouvements de caméra et donne une musicalité tellement ça fuse, ça tchat. On parle plus qu’on agit. Vinz veut se venger, Hubert tente de le raisonner mais finalement le passage à l’acte ne se fera pas comme prévu. La Haine est avant tout un ressentiment. La parole et le regard sont les deux thèmes du film. Une scène le montre particulièrement, lorsqu’un policier les regarde se faire humilier par ses collègues mais reste muet. Il semble choqué par ces pratiques obscènes mais ne parle pas. Au contraire, lorsque que Vinz veut tuer un skinhead, c’est la parole d’Hubert qui le sauve.
6h00. 6h01. Un coup de feu est tiré hors champ. Qui est touché ? On le devine.
La Haine est un film culte dès sa sortie en salle, succès auprès du public et de la critique, il est devenu un objet social et médiatique. Les différentes polémiques firent oublier l’essentiel: un film fait par des jeunes qui ont tout donné, avec trois illustres inconnus, qui se moquaient de rentrer dans le système d’un certain cinéma français à César, simplement efficace et puissant, paradoxalement drôle, pessimiste et finalement poétique.
J’avais 10 ans. Je ne comprenais pas ce qui se jouait devant moi. Depuis il m’accompagne et je le revois régulièrement avec un brin de mélancolie, aimant cette jeunesse qui fit le plus beau plan séquence sur trois mecs assis sur des plots qui écoutent une histoire de caméra cachée.
Aurélie