Shirley : un voyage dans la peinture d' Edward Hopper

[CRITIQUE] SHIRLEY : UN VOYAGE DANS LA PEINTURE D’EDWARD HOPPER

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Mise en scène
8
Scénario / narration
9
Casting
8
Photographie / tableaux
10
Musique / son
9
Note des lecteurs9 Notes
4.9
8.5
Note du rédacteur

[dropcap size=small]V[/dropcap]oici un film qu’il convient d’appréhender correctement. Loin de tout blockbuster estival, ou même du typique film d’auteur/indépendant… Gustav Deutsch nous propose une oeuvre réellement singulière, entre danse et art contemporains, hommage, cinéma, peinture, photographie, théâtre.
Il s’agit de Shirley : Un voyage Dans la Peinture d’ Edward Hopper.

Chaque scène du film se présente donc sous la forme d’une peinture vivante, qui nous raconte, en 13 scènes/tableaux d’Edward Hopper, la vie d’une certaine Shirley.
Attention ! Point de Chop Suey ou de Night Owls. Ces 13 tableaux font partie des « méconnus ». Cependant,  ils possèdent évidemment la patte inimitable de leur auteur.
Chaque scène prend place dans un tableau d’ Hopper retranscrit grandeur nature, en un décor d’une précision inouie. Gustav Deutsch y transforme l’oeuvre du peintre grâce à une chorégraphie minutieuse qui place chaque personnage dans l’écran, de manière à recomposer en permanence une variation du tableau original.

Chacun ressent Edward Hopper d’une façon différente. Ce que j’aime chez lui par exemple, c’est sa façon de capter des instants de vie, d’une époque, dans les univers d’une ou plusieurs personnes ; parfois vacanciers, souvent urbains, les environnement et les personnages de Hopper s’installent dans le réel. Ses tableaux et leur trait unique créent une dimension à la fois parallèle et concrète, entre nostalgie et intemporalité, qui peuvent autant émouvoir, que déranger par leur proximité.
Hopper fait partie de ces peintres incontournables ayant marqué l’inconscient collectif, et dont on retrouve l’influence chez de très nombreux artistes.
Pour rester concis et cinéphile, j’utiliserai deux exemples illustrant très différemment l’influence d’ Hopper :
Terrence Malick ; sa maison au milieu du champ des Moissons du Ciel évoque House By The Rail Road d’ Hopper. De manière générale, on retrouve chez le réalisateur, cette fascination pour certaines lumières crépusculaires ou autres aurores, qui rappellent l’éclairage particulier des tableaux d’Hopper.

Gregory Crewdson. Le photographe délivrait des créations originales alliant sa propre sensibilité à l’imagerie crée par Hopper. Ses photos captaient l’instant avec précision, ce regard perdu et cette solitude qu’ont les personnages du peintre, tout en les installant dans une ambiance sombre, parfois à la limite du glauque. Sa manière de composer ses photos est également hautement cinématographique. (On peut retrouver son travail sur la pochette de la saison 3 de Six Feet Under)

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Gustav Deutsch, lui, se sert directement du matériau original. Il reprend les contours des œuvres d’ Edward Hopper, et y fait évoluer plusieurs personnages, dont un en particulier. Le réalisateur est ainsi parti d’un tableau, Night at the office, puis, par 12 autres, a crée une histoire autour du personnage féminin que le peintre et sa femme Joséphine (par ailleurs, modèle récurrent de ses peintures) avaient nommé Shirley… Chaque tableau du film représente ainsi un instantané, une part d’elle.

Le hors champ typique des tableaux d’ Edward Hopper est ici retranscrit de plusieurs façons différentes. Par le son, évidemment ; Celui-ci est constitué d’une quantité de détails impressionnante, allant d’enregistrements radiophoniques d’époque, aux voix d’acteurs hors cadre, en passant par divers évènements impactant directement l’atmosphère des scènes – éclairs/tonnerre, écran de cinéma, etc. Cet environnement sonore impacte directement la dynamique des scènes, la lumière, l’ambiance même des tableaux.

À cette partition sonore complète et complexe, s’ajoute les réflexions de Shirley, en voix-off.
Celles-ci participent au caractère hypnotique provoqué par le film. Constante et monocorde mais sensible, la voix-off définit la personnalité de Shirley. Seule, accompagnée, pensive, mélancolique… Perdue au milieu d’interrogations existentielles, de réflexions sur l’état du monde ou plus simplement sur son couple, frappée par la tristesse d’une existence qui se cherche en permanence un but, une destination.
Gustav Deutsch et son co-scénariste Thomas Schlesinger ont réussi a façonner 30 ans de vécu en agrémentant l’histoire personnelle de Shirley de moult détails concrets.
Ses différents jobs, sa vie sentimentale… Les deux auteurs injectent à Shirley une part tangible d’eux mêmes. Leur goûts, leurs fantasmes, leur bagage culturel ; on peut l’observer à travers les nombreuses références glissées ici et là, de la poète Emily Dickinson, à Platon, en passant parle réalisateur Elia Kazan… Les auteurs réussissent le tour de force de faire VIVRE Shirley par ces nombreuses anecdotes et réflexions. Précises et détaillées mais toujours ancrées dans la réalité, elles contiennent un avis tranché sur l’état du monde, culturel et social. Cette profondeur philosophique la définissant fait d’elle un personnage dont on arrive parfois à douter de l’inexistence.
Le réalisateur n’a ainsi, pas choisi les œuvres d’ Hopper au hasard. Chacune d’entre elles voit évidemment apparaître un personnage féminin, mais de plus, la chronologie induite par la date de création des tableaux (1931, 1932, 1939, 1940, 1942, 1957 … 1963) marque également une progression de la psyché de Shirley. D’environnements urbains et nocturnes, on passe progressivement aux environnements plus lumineux, plus balnéaires et campagnards, à mesure que la vie de Shirley et sa perception du monde évolue. Il n’y a guère que sa solitude mélancolique qui reste.
Gustav Deutsch réussit à créer une vraie narration psychologique à travers eux. Les œuvres racontent une histoire dans l’histoire, s’imbriquent en poupées gigognes ayant à la fois le même espace temps et une temporalité différentes.

Un autre aspect déterminant est la sensibilité singulière qui se dégage du film.
Celle-ci est intimement liée à la personnalité du réalisateur, mais aussi à celle de l’interprète de ShirleyStephanie Cumming, actrice et danseuse, communique énormément de choses, autant par son regard que par ses expressions corporelles.
C’est elle qui autorise le spectateur à pénétrer dans l’univers à priori froid, de la reconstitution précise. Tous les éléments pré-cités ne seraient rien, s’il n’y avait pas ce liant.

”une oeuvre géniale, intelligente et sensible, à la croisée du cinéma et de la peinture, de l’art contemporain et du théâtre. ”

Cinématographiquement, on le rappelle : il s’agit d’une succession de 13 plans fixes, quasiment sans autres dialogues, que celui de Shirley en voix-off… Malgré tout, Gustav deutsch réussit à dynamiser son film.
Chaque scène/tableau est le lieu d’une interaction toute particulière. Soit avec le tableau, soit avec le spectateur, soit en termes de sensibilité.
Gustav Deutsch s’amuse ainsi, à créer des ponts entre les différents tableaux. Il joue avec les œuvres du peintre, avec son propre fétichisme.
Il prend un malin plaisir à dénaturer l’oeuvre, à lui créer un sens inédit, avant de nous la restituer telle qu’ Hopper l’a peinte, avec une précision absolument incroyable.
Certains plans réussissent ainsi à autant marquer l’imaginaire que le tableau original. (donnée à relativiser, bien sur. Ces plans n’existeraient pas sans les tableaux d’ Hopper)
Deutsch va même jusqu’à convoquer une mise en abîme indiquant le recul qu’il possède sur l’oeuvre d’ Hopper ainsi que sur son propre travail.
C’est à ce niveau qu’il peut être intéressant de bien connaître les œuvres en question, avant de découvrir le film (ce n’était pas mon cas).

Un exemple qui met en lumière tous ces éléments : le tableau Room in New York, 1932, ou Shirley pense à son travail et à son couple. Ses interrogations sont nombreuses et justifiées par le contexte économique et social (hors-champ sonore). Pourtant, il se passe quelque chose après que les personnages aient pris LA POSE… Au lieu de prendre une décision pourtant mûrement réfléchie, Shirley décide d’aller à l’encontre de ses réflexions, comme muée par un instinct de survie… Survie qui passerait par l’abandon aux sentiments. A ce moment précis, Gustav Deutsch ose le décadrage et recentre l’action sur un évènement surprenant, et hautement émouvant.

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L’inconvénient inhérent au film, est qu’il ne pourrait pas exister sans le travail d’ Hopper.
Ce qui rend ce travail, en quelque sorte opportuniste. Un défaut mineur, en regard de l’ambition et l’audace du projet, et de la finesse et du respect avec lequel est traitée l’oeuvre d’ Edward Hopper.
Également, Le rythme, la distance imposée par le cadrage, la narration par voix-off, parent le film d’un atour élitiste et froid qui peut s’avérer assez loin de la chaleur et la proximité qui émanent des tableaux d’ Hopper.

Seule ou accompagnée, pensive, mélancolique, sensuelle ou misérable…  Shirley est un personnage remarquablement bien façonné, intégré avec finesse dans cette réalité à la fois parallèle et concrète que sont les tableaux de Hopper. Elle est, à l’image des œuvres du peintre, définie par le hors champ. Le concret – l’Histoire, le monde évoluant autour d’elle, et l’intangible – la personnalité et la sensibilité des auteurs du film.
Gustav Deutsch a réussi, par le biais d’un travail minutieux sur tous les aspects cinématographiques et à l’aide de sa sensibilité et de celle de son actrice Stephanie Cumming, à exprimer quelque chose d’indicible… A provoquer exactement le genre de feeling que l’on peut ressentir à la vision d’une oeuvre du peintre… À donner une interprétation à la fois subjective et définissante, des tableaux d’ Edward Hopper.

Georgeslechameau

+  l’interview du réalisateur Gustav Deutsch
+ Consultez également les tableaux d’ Edward Hopper ayant servi de modèle au réalisateur
+ la page officielle du photographe Gregory Crewdson

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Titre original : Shirley: Visions of Reality
Réalisation : Gustav Deutsch
Scénario : Gustav Deutsch, Thomas Schlesinger
Acteurs principaux : Stephanie Cumming, Christoph Bach, Florentin Groll
Pays d’origine : Autriche
Sortie : 17 septembre 2014
Durée : 1h33min
Distributeur : KMBO
Synopsis : Un hommage à la peinture d’Edward Hopper et à la vie quotidienne américaine des années 1930 aux années 1960, avec la mise en scène de treize de ses tableaux prenant vie et restituant le contexte social, politique et culturel de l’époque à travers le regard du personnage féminin, Shirley.Personnage directement inspiré de Joséphine son épouse, un modèle unique et froid. La vision d’une réalité ordinaire, sans concession.

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