Les drames les plus poignants m’arrachent difficilement une larme, tandis que l’héroïsme ordinaire taraude en moi des émotions viscérales. Pris à la gorge du début à la fin de TU NE TUERAS POINT, inutile de vous dire que cette critique sera bien plus que subjective : elle est une réponse quasi intime au film.
Entre le très médiocre et polémique La Passion du Christ et TU NE TUERAS POINT, Mel Gibson s’est fendu d’un exercice de style implacable passé presque inaperçu : Apocalypto. TU NE TUERAS POINT conclue une trilogie sur le sacrifice mais sa portée dépasse les deux précédents films. Si la Passion était le compte rendu plat d’un sacrifice métaphysique, Apocalypto en plus d’apporter un vrai sens de la mise en scène, amenait cette notion de sacrifice au niveau d’une civilisation entière. Les polarités étaient même inversées, puisque si dans la Passion un seul homme se sacrifiait pour sauver l’Humanité, Apocalypto figurait une société entière en sacrificateur totalitaire. Plutôt que que d’apporter une régénération comme dans la Passion, ce sacrifice forcé amenait la civilisation maya à se détruire de l’intérieur. En prenant de la distance avec ses centres d’intérêts immédiats (Mel Gibson ne se cache pas d’être un fondamentaliste chrétien), il parvenait avec Apocalypto à transcender le point de vue étroit de la Passion et donnait au film suivant une portée universaliste.
TU NE TUERAS POINT reprend la figure du sacrifice volontaire et individuel de la Passion mais dans le contexte de la seconde guerre mondiale, où « les pères entèrent leurs fils », c’est également la civilisation américaine qui est sur le point de sacrifier toute une génération afin d’assurer sa survie.
Desmond T. Doss (l’oscarisable Andrew Garfield) profondément marqué par la violence de son père et ses propres pulsions, décide d’embrasser au sens littéral le commandement du décalogue. « Tu ne tueras point », même pour sauver ton pays. Pourtant Desmond est patriote, peut-être davantage que son père marqué par les horreurs de la première guerre mondiale. Desmond va devenir le premier objecteur de conscience à être décoré au sein de l’armée. Il ne touchera jamais une arme mais sauvera pourtant des dizaines de vies. La fragilité de sa condition apparaît si dérisoire face à la barbarie d’un théâtre d’opération militaire – retranscrit avec la force de la scène du débarquement dans Il faut sauver le soldat Ryan – que sa folie émeut aux larmes Cet héroïsme non-violent au milieu de l’atrocité de la guerre plonge dans la même boue le pire et le meilleur de l’Homme. Bien plus que pour la Passion, TU NE TUERAS POINT est la véritable bataille pour la rédemption de l’Humanité. Une bataille à la fois matérielle et spirituelle, profane et sacrée.
Tu ne Tueras Point est une œuvre qui se vit de l’intérieur, dont il faut s’efforcer d’être acteur plutôt que spectateur soumis aux aprioris de notre cadre de pensée.
Avant d’aller plus loin dans l’exploration de cette notion d’héroïsme précisons que je suis athée. Pourtant le film m’a parlé au-delà du vernis chrétien des motivations de Desmond. Ses motivations sont parfaitement mises en perspective avec son milieu social et familial. Desmond est la version jusqu’au-boutiste d’une Amérique fondamentaliste qui existe bel et bien, encore aujourd’hui. On diabolise un peu vite cette frange en ne prenant pas en compte l’équilibre des valeurs dans lequel ces chrétiens évoluent. Bien sûr, Gibson n’en montre que le meilleur aspect. Mais son propos n’est pas idéologique, il s’intéresse uniquement à la dimension morale et métaphysique de ce combat.
Car avant d’être un film de guerre, TU NE TUERAS POINT explore l’héroïsme de son protagoniste à des échelles bien plus modestes. Poser un garrot sur un blessé dans la rue, sans formation médicale. Inviter à sortir une fille dont on vient de tomber éperdument amoureux malgré sa timidité. Ces aspects sont loin d’être mineurs et éclairent la personnalité de Desmond. En donnant d’abord à son héros la figure d’un homme ordinaire, Gibson nous donne une véritable raison d’éprouver de l’empathie pour lui, à la différence de Jésus dans la Passion qui n’était pas suffisamment incarné.
TU NE TUERAS POINT n’est pas un film qui câline l’armée dans le sens du poil. Une grande partie de l’histoire est dévolue à montrer comment l’engagement de Desmond a été nié et criminalisé par l’institution militaire. Malgré la grande violence de la mise en scène, le film n’est pas non plus une apologie de la violence, aux vues des motivations de l’objecteur de conscience. Membre arrachés, viscères dégoulinantes ou éclats de balles qui semblent traverser l’écran… l’hémoglobine du film nous atteint. Le montage est assez « sec », forçant l’œil à constamment analyser les détails d’une boucherie à ciel ouvert. Mel Gibson nous place dans la position du soldat. On « meurt » ainsi un nombre incalculable de fois avant de « renaître » lorsque l’infirmier Desmond ramène des décombres ses camarades blessés, mutilés et au bord de l’agonie.
TU NE TUERAS POINT est une œuvre qui se vit de l’intérieur, dont il faut s’efforcer d’être acteur plutôt que spectateur soumis aux a priori de notre cadre de pensée. Ne nous méprisons pas, bien que culturellement proches des Américains nous en sommes extrêmement éloignés sur certains points. Avant de se permettre de juger d’après nos critères moraux (dont la laïcité, ce qui fait de la religion le grand impensé du cinéma français), essayons de voir la proposition de Mel Gibson pour ce qu’elle est : une fable humaniste inspirée d’une histoire vraie. Une ode à l’héroïsme ordinaire. Peut-être un exemple à suivre dans cette époque sombre.
Thomas Coispel