Le nouveau film d’Ang Lee, cinéaste globetrotter à la filmographie improbable (Hulk, Le Secret de Brokeback Mountain, Tigre et Dragon…), poursuit l’étude des cultes, des croyances et des mœurs américaines démarrée il y a vingt ans avec Ice Storm (1997).
Dans UN JOUR DANS LA VIE DE BILLY LYNN, Lee dresse un portrait sans concession d’une Amérique post-Saddam repliée sur elle-même, incapable de saisir les enjeux géopolitiques du monde moderne sans la présence réconfortante de Dieu et celle, plus envoûtante, de l’Entertainment. Le film nous plonge dans une virée cauchemardesque d’une unité militaire – les Bravo – lors d’une commémoration comme seule l’Amérique peut en offrir. Résultant d’un soi-disant exploit héroïque effectué en Irak – une partie de cet exploit ayant été filmé puis diffusé à travers le monde – cet « hommage » de l’unité en question attise différentes instances qui alors vont tenter de se l’approprier, et forcément de capitaliser dessus.
UN JOUR DANS LA VIE DE BILLY LYNN est un immense brûlot lancé contre l’industrie du divertissement, à son mauvais goût assumé ainsi qu’à sa propagande racoleuse d’une idéologie capitaliste et belliciste. Toute l’imagerie déshumanisée du « show à l’américaine » y passe ; des chefs d’entreprise (pétrole, équipe de foot US) aux médias (Hollywood, presse), tout le monde en prend ici pour son grade. Mise en abyme de l’envers du décor avec les coulisses de l’événement, le film se montre d’une ironie sardonique assourdissante. Cette mise en spectacle, motif central du film, prend alors une valeur politique lorsque la frontière (sensorielle) entre l’Irak et un stade de foot, transformé à la mi-temps en salle de concert façon Super Bowl, semble disparaître à travers le regard perdu du jeune Billy Lynn. Lee fait ainsi des analogies entre les sons du spectacle (les feux d’artifices) et ceux de la guerre (les explosions), entre différents jeux de lumière aveuglants, comme si toute l’industrie et sa débouche d’effets visuels participaient à celle de l’industrie militaire, du moins, dans l’image que l’on nous en donne. Un chaos visuel et sonore, aussi disgracieux que surfait, qui attaque autant la rétine que le cerveau.
Se construisant dans une alternance avec des flashbacks traumatiques (le soi-disant exploit recouvrant quelque chose de beaucoup plus tragique), le film réussit quelques magnifiques transitions avec quelques points de montage absolument terrifiants. L’imagerie du spectacle, sa quête de l’hyperréalisme (tournage en 4K et à 120 images par seconde) et du détail, du culte d’une réalité plus vraie que nature nourrit ainsi la mise en scène du film, allant jusqu’en empiéter sur notre perception de l’Irak. La fiction recouvre la réalité pour devenir cette image publicitaire – celle d’un gros plan sur un visage inexpressif projeté sur un écran géant, symptôme de notre perte de repère, et de manière plus globale, du problème identitaire qui sévit aux États-Unis. Le film parvient à dépasser le pamphlet à travers une critique de l’héroïsation dont ses soldats, aux démons post-traumatiques plus ou moins enfouis, sont souvent les figures idoines.
L’histoire d’amour vendue par Lee – une romance entre Billy et une cheerleader furtivement rencontré au stade – est autant un cliché du cinéma hollywoodien qu’un archétype symbolique dont la valeur politique s’avère essentiel : entre le sentiment de fascination et de désaveux, l’imagerie militaire est devenue une cible privilégiée d’Hollywood. Si le culte du soldat reste prégnant (par son uniforme, ses armes ou ses médailles), leur mission, autrement dit l’action héroïque, semble beaucoup plus floue et plus contrastée que jamais. Évidemment, les mensonges gouvernementaux (les armes nucléaires en Irak ?) n’ont pas aidé. Et si les américains commencent à douter de leurs propres mythes, de leurs propres convictions (la plus grande démocratie du monde ?), les premières victimes seront toujours les soldats, dernier bastion d’une puissance vacillante, dorénavant bien moins soutenus que ce que leur promettait le fameux slogan : « support our troops ». Et pourtant, malgré ce désenchantement et le traquenard médiatique dont ils sont les victimes plus ou moins consentantes (ils veulent qu’on fasse le film de leur exploit pour des raisons financières), ils apparaissent plus soudés que jamais. L’union fraternelle, du fait de leur expérience commune, révèle un sentiment très fort, un amour singulier que Lee esquisse de manière naïve et attendrissante (les « I love you » qu’ils se répètent sans cesse entre eux). Le front irakien devient presque synonyme d’havre de paix face à cette monstruosité qu’est le monde du spectacle dans lequel ils sont balancés et livrés à eux-mêmes.
Bien que les flashbacks soient furtifs, ils sont également d’une limpidité et d’une clairvoyance inouïes sur les relations qui unissent Billy à ses proches : la « sœur-gaucho » (Kristen Stewart), qui veut à tous prix sauver son frère et le sortir de l’armée, n’agit pas par principe (antimilitariste) mais par amour (fraternel) à l’image de l’attitude paternaliste du sergent-chef de la Bravo (Vin Diesel). Celui-ci a beau philosopher sur la destinée de l’homme, sur son fondement spirituel (de Jésus aux divinités hindous), à les inviter à trouver quelque chose qui les dépasse, quelque chose de transcendant, il reste éminemment humain dans ce que cela comporte de plus tragique. La caméra va même jusqu’à insister, par des gros plans frontaux, sur cette idée d’adresse, de cible à atteindre, que peuvent toucher certains discours à l’image de certaines balles ; toute cette dimension émotionnelle, à la fois pure et saisissante, du visage filmé en regard-caméra. Il y a là comme une nécessité d’interpeller, de dire quelle mascarade et quel dégât l’image est capable de faire. Le cinéma américain, depuis l’assassinat de Kennedy en 1963, est traversé par ses images du réel (le 11/09 et maintenant les images d’Irak ou de Syrie) qui viennent hanter sa mémoire et tout le spectre de l’imagerie hollywoodienne pour le meilleur et pour le pire. Si certains y voient la création possible de nouveaux mythes (une perspective très propagandiste et donc totalitariste), Lee rappelle à tous l’ambiguïté de l’image réaliste.
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Si le courage, ou la personnalité « vierge », de Billy Lynn n’est pas à remettre en question, surtout que le véritable « exploit » se trouve hors-champ, le film manifeste quelque chose de plus important que ce « micro-exploit » exacerbé par certains. Il s’agit bien de la dimension identitaire, de la perte de repère, dépassant largement le cadre d’une image, toute aussi manipulable qu’illusoire. C’est donc l’image d’une jeunesse délaissée, dont le pays natal n’a plus rien à n’offrir (ni travail, ni valeurs, ni culture) préférant s’en aller dans un pays lointain et étranger. Il y a là un discours anxiogène et actuel qui vient jouer, tel un miroir déformant, le rôle d’alarme. La mise en spectacle des images rapportés du front sont dangereuses tant dans l’éloignement que dans la fascination qu’elles procurent chez le spectateur. Les deux tendances, extrémistes, font du soldat une cible toujours plus facile et fragile, alors que le problème est évidemment ailleurs. Bien loin de l’image de la marionnette, Lee dresse le portrait de « clowns tristes » : ils pleurent un pays dans lequel ils ne se reconnaissent autant que l’inexorable retour dans un pays qui n’est pas le leur. Pays où ils sont ciblés et chassés, où leur vie se jouent à chaque instant, mais où le combat se fait à armes égales, entre hommes, ou plutôt entre guerriers.
UN JOUR DANS LA VIE DE BILLY LYNN se rapproche ainsi du cinéma au vitriol de Verhoeven (Starship Troopers) dans sa manière de dénoncer les artifices de la propagande, de la culture du spectacle, de la performance, du show alliée à une vulgarité, une décadence morale de plus en plus avilissante de par sa bêtise. Lee livre ici un grand film moderne, peut-être son meilleur, portant une vraie réflexion sur le médium, sur l’héroïsme et sur notre civilisation de l’image dont la représentation du politique est une des grandes questions de notre époque.
Antoine Gaudé
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• Réalisation : Ang Lee
• Acteurs principaux : Joe Alwyn, Kristen Stewart, Garrett Hedlund, Vin Diesel
• Durée : 1h52min
• Réalisation : Ang Lee
• Scénario :Jean-Christophe Castelli d'après Ben Fountain
• Acteurs principaux : Joe Alwyn, Kristen Stewart, Garrett Hedlund
• Date de sortie : 1er février 2017
• Durée : 1h53min