Avec son film le plus abordable, Bruno Dumont se réinvente en s’essayant au conte dystopique, où Léa Seydoux offre sa meilleure prestation.
Loin des essarts
De son diptyque salvateur sur Jeanne d’Arc à l’anthologie P’tit Quinquin, aucun doute : Bruno Dumont fait partie de ces aèdes émancipés qui, au travers de leurs récits, donnent à contempler des essarts dissimulés, qu’on ne peut visualiser que grâce à sa caméra. La côte d’opale et les campagnes normandes deviennent alors la scène d’un carnaval où ovnis et paysans s’entremêlent dans une valse d’affranchis. Jeanne y pratique le « headbang » en récitant les vers de Péguy avant d’affronter ses détracteurs lors d’un procès marquant, rythmé par la musique de Christophe. Des espaces fous, propices à l’amour comme au désespoir, sujets d’un nouveau langage cinématographique délaissé pourtant dès le prologue de France. Loin de ces paradis ruraux, on assiste circonspect à la conférence de presse d’un Emmanuel Macron malmené par une présentatrice star des réseaux, à la rhétorique foudroyante. On se dit alors que cette nouvelle héroïne divinisée par internet fera l’objet d’une satire féroce.
Le salaire du sniper
On pense beaucoup à la nouvelle de Didier Daeninck quand on voit France se faire la réalisatrice d’un reportage monté de toute pièce. Comme les journalistes dans le récit de Daeninck qui mettaient en scène la mort d’un enfant dans l’intérêt de leur reportage, France est en quête de sensationnel. Le langage est encore une fois au centre de ces séquences où la reporter tente de communiquer avec des rebelles. Ces documentaires pathétiques montés de toute pièce confortent la caricature chère à Dumont, occasion rêvée d’explorer toutes les facettes d’un monde d’hypocrites et de faux-semblants. Fort heureusement, France ne s’attardera pas sur ces motifs longtemps ressassés par la fiction contemporaine.
Prise de conscience
Un choc et tout change. Celui, anodin, d’une voiture contre un scooter, point de départ d’un retour vers le réel pour France, présentatrice d’un BFM faussement dissimulé. Ce micro-drame sera à l’origine d’une fuite loin d’un phalanstère anxiogène terriblement d’actualité. Alors qu’elle réalise être contaminée par ce métier destructeur, France s’évade vers d’autres horizons, et la montagne, source d’ivresse juvénile, l’aide à fuir l’enfermement et la finitude d’une famille excessivement pitoyable, où Benjamin Biolay surjoue avec brio. Les séquences se déroulant dans le sanatorium livrent le véritable enjeu d’un récit finalement très hétéroclite. Si elle est atteinte par les chimères d’une profession odieuse, France doit s’en libérer en acceptant sa part d’humanisme.
Pessimisme poétique
À nouveau trahie alors qu’elle se laissait submerger pour la première fois par des sentiments qui lui étaient inconnus, France endosse une carapace mortifère, cristallisée à l’écran par une immense veste en cuir, puis par un gilet pare-balles. Bruno Dumont s’amuse à confronter ce curieux personnage à différentes situations du quotidien, et le récit se fait alors l’apologue d’une étrange quête initiatique. La discussion avec le traducteur-architecte met en évidence l’immense distance qui sépare France des citoyens affrontant les bombardements. C’est aussi ce qui lui permet de traverser les champs de bataille avec insouciance. La journaliste finit par pleinement assimiler la dangerosité de ce monde lorsqu’elle admet avoir pleuré au contact de migrants sur un canoë de fortune. Enfin, elle accepte d’être envahie par l’empathie et une sensibilité qui lui était inconnue, lorsque, face à un paysage qui n’est pas sans rappeler l’introduction de L’Humanité (1999), France constate avec pragmatisme que « c’est beau non ? ». Le rachat éthique finit par éclore et en écho avec le discours d’une paysanne, France réalise que « c’est pas parce qu’on a fait du mal qu’on finit toujours par en faire ».
Affronter le monde
L’altruisme dont elle finit par faire preuve en cédant à un amour typiquement fictionnel achève de tirer cet étrange récit vers des profondeurs insoupçonnées. Métonymique de la politique de Bruno Dumont, la promenade finale de France transmet cette nécessité de se confronter au réel. Jamais aussi juste, Léa Seydoux excelle lorsqu’il s’agit de prêter ses traits à un personnage complexe, tourmenté, que le récit finit par soigner. Tandis que son mari et son fils sont châtiés au terme d’une sublime balade mortifère, France finit par tirer un trait sur le mal qu’elle a commis et entame un nouveau chemin de croix en quête de pardon. La conclusion d’un film qui sous ses faux-airs parodiques cache une vérité poignante et tragique, soulignée par la sublime partition de Christophe.
Emeric
• Réalisation : Bruno Dumont
• Scénario : Bruno Dumont
• Acteurs principaux : Léa Seydoux, Blanche Gardin, Benjamin Biolay
• Date de sortie : 25 août 2021
• Durée : 2h14min