Le Grand Tour est une tradition remontant au XVIIIe siècle, au cours de laquelle les jeunes nobles et aristocrates européens entreprenaient un voyage initiatique à travers le monde pour parfaire leur éducation. Dans GRAND TOUR, Miguel Gomes revisite ce rite comme trame de fond pour son long-métrage, un savant mélange de comédie romantique et de récit de voyage.
Comédie romantique, car nous suivons les tribulations parfois loufoques d’un couple fiancé depuis sept ans : Edward et Molly. Edward, incarné par le charismatique Gonçalo Waddington, résidant en Asie, échappe sans cesse à sa fiancée qu’il n’a pas revue depuis des années et qui souhaite renouer avec lui. Molly, décidée à retrouver Edward, se lance sur ses traces. En franchissant frontières et obstacles, elle croise à son tour les mêmes personnages, fait face aux mêmes péripéties, et se confronte aux dilemmes qu’il a connus avant elle. Cette dynamique de romance en « chat et souris », rappelant à la fois Marivaux et Proust, constitue l’un des ressorts comiques et narratifs centraux de GRAND TOUR.
Récit de voyage, car, tandis qu’Edward s’évade d’un lieu à l’autre, le spectateur est projeté (presque de force) dans un nouvel univers à chaque passage de frontière. Ce déplacement se traduit par un changement de langue du narrateur à chaque pays traversé et par de rares images en couleur marquant une coupure ou une introduction à un nouvel environnement culturel. Ce contraste entre couleur et noir et blanc, ce dernier accompagnant le fil principal de l’intrigue, suscite une interrogation visuelle : les passages colorés semblent appartenir à un registre différent – quasi documentaire – avec un effet de found footage1Film où l’action est filmée par une ou plusieurs caméras intra-diégétiques. conférant un réalisme cru et immédiat aux scènes.
Gomes compose donc une œuvre singulière, entre poésie et réalisme. GRAND TOUR est avant tout une expérience visuelle, au point de parfois sacrifier l’appréciation d’une trame narrative plus étoffée. Les personnages, surtout Edward, ont des dialogues très réduits ; pourtant, grâce à un jeu d’acteur sobre mais intense, Waddington parvient brillamment à exprimer les doutes et transformations de son personnage. Néanmoins, le rythme contemplatif du film peut créer un sentiment de lenteur. Chaque lieu visité dévoile bien plus que des paysages : il révèle un univers émotionnel complexe qui exige une exposition prolongée, avec de longs plans sur des scènes du quotidien local. Cela s’inscrit dans une démarche de réalisme exacerbé, et se manifeste particulièrement dans l’usage constant mais maîtrisé du noir et blanc pour toutes les scènes impliquant les protagonistes. Ce choix stylistique, qui se prête à de multiples interprétations, sublime et confère un effet « cinématographique » à chaque scène, intensifiant l’expérience visuelle.
Une esthétique qui questionne la frontière entre réel et illusion
GRAND TOUR séduit donc d’abord par ses partis pris visuels. Certaines séquences en couleur rappellent le registre documentaire : des scènes d’un réalisme brut, capturées sur le vif, sont insérées au cœur du récit en noir et blanc, accentuant une dualité visuelle frappante. Cette alternance renforce la sensation d’une réalité fragmentée, où coexistent plusieurs niveaux de narration. Le spectateur peut en ressortir déstabilisé, tout comme les protagonistes, qui, exilés dans des lieux et cultures étrangères, se retrouvent eux-mêmes déracinés.
La figure de la marionnette est représentée à plusieurs reprises dans le long-métrage et vient enrichir cette réflexion. Plusieurs scènes montrent en effet des spectacles de marionnettes – un clin d’œil au proto-cinéma – qui illustrent en filigrane la manipulation des émotions à l’écran : tout comme Edward et Molly, personnages en quête de sens, ces figures animées sont tiraillées par les fils de leur destin.
Un exercice de style qui interroge le spectateur sur sa place
Le choix du noir et blanc, au-delà de sa dimension esthétique évidente, confère une solennité particulière aux scènes principales du film. Nous l’avons dit, GRAND TOUR est un récit de voyage, proche du road movie2Genre cinématographique qui dépeint l’errance, parfois baignée de violence, de personnes qui, en rupture avec leur environnement, traversent une région, un pays, voire des continents.. Aussi, on pourrait s’attendre à être captivé par la beauté flamboyante des paysages que le cinéma couleur nous permet d’apprécier, mais cette monochromie impose une attention différente, recentrant sur les aspects sensoriels et l’essence des lieux. Privées de couleur, les scènes acquièrent une familiarité étrange et intemporelle, poussant le spectateur à une immersion accrue dans l’univers des personnages où chaque son, texture et mouvement prend une dimension nouvelle.
En plaçant le spectateur dans un rapport d’étrangeté, GRAND TOUR invite à une réflexion sur la découverte de cultures étrangères. Ce décentrement, où le spectateur partage l’inconfort d’Edward dans des territoires inconnus, questionne implicitement les notions d’orientalisme et de colonialisme. Les cultures traversées sont accessibles mais lointaines à la fois, marquées des touches de mysticisme ou de comédie. La caméra, qui semble observer plus qu’elle ne participe, crée un regard distancié, où le spectateur est invité à la contemplation sans que l’exotisme visuel ne prenne le pas.
GRAND TOUR se distingue comme une œuvre singulière, qui entremêle réalisme et poésie visuelle avec un style audacieux. Miguel Gomes brouille les genres en oscillant entre le récit de voyage et la comédie romantique, et en refusant d’ancrer le spectateur dans un ton ou une temporalité stable, il nous fait vivre l’amour comme une quête fugace, à la fois tangible et insaisissable. Gonçalo Waddington, dans le rôle d’Edward, incarne avec une intensité subtile un personnage qui, malgré la rareté de ses répliques, exprime par un jeu tout en nuances le poids de ses dilemmes. L’alternance entre le noir et blanc et les rares séquences en couleur renforce cette frontière floue entre rêve et réalité, renforçant le caractère cinématographique de chaque scène.
Récompensé pour sa mise en scène, Gomes livre ici une expérience stimulante pour tout cinéphile. Néanmoins, certains pourraient y voir un défaut d’immersion, la narration souffrant parfois d’un rythme saccadé, d’une intrigue peu développée, et d’une écriture minimaliste des personnages.
Nathan DALLEAU
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- 1Film où l’action est filmée par une ou plusieurs caméras intra-diégétiques.
- 2Genre cinématographique qui dépeint l’errance, parfois baignée de violence, de personnes qui, en rupture avec leur environnement, traversent une région, un pays, voire des continents.