Si dans Mustang, l’enceinte du foyer était Enfer, ici c’est l’extérieur qui trouble inexorablement la tranquillité d’une famille vibrante, aimante, en sursis. Deniz Gamze Ergüven entrelace les révoltes raciales des années 1990 à Los Angeles et une vie familiale survoltée pour un ensemble d’une grande justesse. Tout est beau, brut, intense, d’une tendresse pure et d’une agressivité frappante. Mais si l’œuvre est réussie, elle laisse un goût d’inachevé.
Les premières minutes crient à l’avance « sans issue ». La surimpression du cadavre de Latasha Harlins (assassinée pour un jus d’orange) sur Los Angeles nous prévient, la ville n’aura pas d’autre choix que de s’embraser. Et ces flammes à venir seront inexorablement liées au destin de chacun des membres du foyer d’accueil de Millie, dont les extraits vidéo de souvenirs heureux se mêlent aux images d’archives à la violence sans concession. Personne ne sera acquitté.
Le foyer de l’héroïne est grouillant de vie, joyeux, chaque enfant qu’elle a pris sous son aile reçoit sa petite attention particulière de la part de cette femme d’une générosité sans borne, guide protégeant à tout prix ses petits. Elle fait écho aux rôles multiples d’Halle Berry dans Cloud Atlas, où elle personnifiait avec tout autant de justesse la bonté, la vérité. Mais l’amour n’est heureux qu’entre quatre murs, lorsque l’on sort de la maison il faut se séparer d’un enfant, affronter la peur ou la solitude du travail. Et lorsque Jesse, l’aîné, voit l’objet du désir pour la première fois, elle apparaît derrière une grille, animal en cage emprisonné qui s’agite pour enhardir les foules, qui hurle « Rodney King ! » par rébellion de principe. Les images du passage à tabac de celui-ci, que Millie ne regarde que d’un œil endormi au début, choquée par habitude, reviennent d’ailleurs sans-cesse, leitmotiv obsédant, pomme de discorde. Qu’elles soient diffusées à la télévision, à la radio ou inclues dans le montage global du film, elles ne peuvent pas, ne doivent pas être oubliées.
L’enfance est la clé. Lorsque leur innocence s’absente d’une pièce ou du jardin, tout est froid, le silence glaçant. Ne plus entendre de bruit, c’est devoir arrêter de respirer, alors tous surenchérissent, jettent des meubles par la fenêtre, crient au petit-déjeuner, écoutent de la musique. Leur jeunesse met à l’épreuve le manichéisme, lorsque leur mère est absente, ils sont soit soumis à William, qui s’occupe sincèrement de ses frères et sœurs mais les pousse au crime, soit à Jesse, qui choisit des petits boulots légaux mais néglige les siens. Et certains cèdent à l’influence de l’ombre, du haut de leurs huit ans ils s’amusent dans la crise. Tous les acteurs de cette fratrie sont convaincants, complices dans cet univers recomposé, innocents et singuliers. Quant au personnage d’un Daniel Craig brillant mais légèrement sous-exploité, Obie, il s’insinue progressivement dans leur vie à tous comme présence positive alors qu’il est paradoxalement le seul blanc. Il insuffle à l’absurdité de la brutalité une légèreté elle aussi absurde souvent bienvenue, parfois déroutante du haut de son lampadaire.La caméra s’inscrit dans la lignée de Fruitvale station ou de Detroit plus récemment, réalisation du réel qui s’immisce dans les voitures, cadre les mains, les visages, les combats, les mouvements de la vie quotidienne. À croire que cette souplesse est peut-être inhérente au sujet, nécessaire pour saisir les enjeux de ces tensions raciales ancrées si profondément dans les corps. Le réalisme fait cependant la part belle à la lumière, le soleil éclaire les visages des protagonistes jusqu’à parfois devenir éblouissant, ils sont vivants, animés. Au bleu de la vie de tous les jours s’ajoute par touches subites un rouge ardent, imprévisible. Au cœur du chaos plus aucune lueur n’est permise sinon la fumée qui obscurcit tout, fait disparaître les repères. Visuellement cette effervescence trouble s’exprime aussi quand les armes envahissent l’écran à tout bout de champ, pour susciter l’obscurité. Chacun est cadré seul lorsqu’il tente de calmer les autres ou de discuter, il n’y a pas de place au débat, les balles sont tirées par réflexe ou par vengeance, et ce des deux côtés. La fraction entre blancs (surtout policiers, parfois commerçants) et noirs les empêche de partager le même cadre si ce n’est lors d’affrontements frontaux, physiques.Tous ces ingrédients bouillonnent à merveille, et pourtant. La superposition des péripéties familiales à celles de la population alentour fonctionne, jusqu’à ce qu’elles se floutent mutuellement. Les amours des adolescents leur causent autant de tort que les injustices raciales à échelle nationale, tous se déchirent jusqu’à l’autodestruction, les accumulations vont crescendo, d’un biberon renversé à des voitures de police fracassées. Si le climat ambiant justifie la plupart des actes, la colère publique engendre la colère personnelle et vice-versa, le rythme rapide entraîne en effet un certain sous-traitement de certains aspects. Le message est parfois brouillé, et l’universalité de l’insurrection pâtit d’une rixe shakespearienne. Et là où le bât blesse réellement, c’est la frustration du jusqu’au bout. Le sentiment de révolte s’installe jusqu’à un climax, qui, finalement, ne constitue pas une proposition particulièrement incendiaire. La raison pourrait être la durée du long-métrage, une heure et vingt-sept minutes n’étaient possiblement pas suffisantes pour installer une rage plus viscérale, un quart d’heure de plus aurait peut-être parachevé cette fronde. Et si le temps du film permet à tous les personnages de se consumer, le spectateur, lui, certes captivé, ne trouve pas son point d’ignition.
Manon
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• Réalisation : Deniz Gamze Ergüven
• Scénario : Deniz Gamze Ergüven
• Acteurs principaux : Halle Berry, Daniel Craig, Lamar Johnson
• Date de sortie : 11 avril 2018
• Durée : 1h27min