À force de les voir régulièrement à Cannes on finirait par oublier les grands films des frères Dardenne : Rosetta, Le Fils, L’enfant, etc. Autant d’embardées dans des milieux sociaux souvent difficiles, mais suffisamment documentés pour rendre palpitante l’âpre mise en scène du célèbre duo du plat pays. Caractérisé par une caméra à l’épaule, souvent une seule focale pour un film entier (le fameux 50mm qui retranscrit au mieux la vision humaine), mis au service de plans séquences rythmés grâce à un langage corporel naturaliste mais dynamique, le cinéma des frères Dardenne s’il fut toujours social n’en était pas moins spectaculaire.
Avec LA FILLE INCONNUE, les frères Dardenne évacuent cette dimension au profit de l’exploration presque uniquement cérébrale du thème qu’ils se sont imposés. Jenny (Adèle Haenel) jeune médecin généraliste, culpabilise après qu’on ait retrouvé le corps d’une jeune fille qui avait sonné à son cabinet sans qu’elle lui ouvre. Elle se lance dans une enquête pour découvrir son identité. Sa détermination va révéler les symptômes de la culpabilité chez les personnages qui gravitent autour de son cabinet, et in fine autour de l’enquête. Sur le papier, l’idée est séduisante et on aurait adoré suivre les frères Dardenne dans cette enquête médicale où le docteur interroge les âmes tout en auscultant les corps. Le potentiel de l’imagerie médicale est malheureusement mis sous le tapis, au profit de dialogues qui sentent le formol.
La langue de LA FILLE INCONNUE n’est ni le jargon médical, ni celui des milieux populaires que le docteur traverse. Les échanges entre elle et ses patients sonnent faux, écrits avec un feutre trop épais qui souligne le moindre sous-entendu. Un sentiment de théâtralité se crée dans la confusion de ces dialogues littéraires et une mise en scène qui empêche le langage corporel d’émerger, celle-là même qui faisait la richesse des précédents films des frères Dardenne. Les comédiens se contentent d’entrer par une porte, se font face et délivrent leurs lignes de dialogues. Aucun contact, aucun geste amorcé, pas un objet qui ne servirait à trahir une contradiction ou un dilemme… Les humains sont devenus des boules de billards dont seule la collision intéresse les réalisateurs, dans le seul but d’en observer froidement les conséquences logiques sur un scénario ultra-déterministe.
Les Dardenne dissèquent le sentiment de culpabilité dans un essai théorique qui peine à s’incarner. Seule Adèle Haenel qui interprète Jenny arrive à tirer le film vers le haut, en livrant une performance subtile. Malgré les mots que placent les frères Dardenne dans sa bouche, elle arrive à nous faire croire aux remords de ce médecin.
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C’est un goût amer qu’on garde en bouche, une fois le générique de fin apparu sans musique. L’impression d’avoir visionné un brouillon d’une grande idée, d’en avoir compris l’essence de manière intellectuelle mais en n’ayant pas ressenti ce frisson que procurait autrefois les films des frères Dardenne. Difficile encore de diagnostiquer la raison d’un tel échec. Probablement que leur activité de producteurs leur a demandé une énergie qu’ils n’ont pas réinvestis dans leur propre film. A Cannes cette année, les frères Dardenne ont coproduit pas moins de quatre films en compétition : Moi, Daniel Blake, Baccalauréat, Pericle il nero et La Danseuse. Une production prolifique qui les éloigne peut-être de leur propre cinéma. A vouloir trop encourager le cinéma d’auteur orienté sur des thèmes sociaux, les frères Dardenne diluent leur proposition filmique en un fourre-tout indigeste. LA FILLE INCONNUE signe peut-être le déclin de deux cinéastes qui feraient mieux de se consacrer uniquement à leur héritage plutôt que d’entretenir artificiellement la flamme de leur création. En quantité, le cinéma social prôné par les frères Dardenne ne s’est jamais mieux porté, en qualité, s’il on en croit la sélection de Cannes, c’est un cancéreux en phase terminale qui ne survit que sous perfusions.
Thomas Coispel
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