Sous la carcasse rugueuse de chaque rédacteur du Blog se cache un petit cœur sensible, vous savez. Quant à Guillermo Del Toro, lui, il a un cœur immense et entend bien le prouver avec LA FORME DE L’EAU.
Après plus de vingt ans de carrière, Guillermo Del Toro est aujourd’hui un réalisateur estimé, pour ne pas dire respecté, par la presse, le public et les professionnels du cinéma. Même aux manettes de blockbusters hollywoodiens tels que Hellboy ou Blade 2, dans un carcan formel et économique qui conditionne son talent, le réalisateur mexicain a toujours su faire montre de son œil d’esthète et de sa manière virtuose de raconter une histoire par le déplacement fluide de sa caméra. Cependant, une part de son public estimait jusqu’alors que l’attendrissant Del Toro n’avait pas encore trouvé de projet à la mesure de son imagination, de son ambition visuelle et de sa générosité affective. À en croire la myriade de récompenses et de critiques élogieuses que LA FORME DE L’EAU amasse depuis la Mostra de Venise, Del Toro aurait atteint le point d’orgue de sa carrière en trouvant dans ce récit des plus romantiques, l’écrin adéquat pour déployer les thématiques et les parti pris esthétiques qui lui sont chers.
Si LA FORME DE L’EAU n’atteint pas le degré d’étrangeté et de poésie de L’Échine du diable ou du Labyrinthe de Pan, elle n’en demeure pas moins une œuvre bouleversante, tant elle cherche à laisser s’épanouir une histoire d’amour de manière jusqu’au-boutiste, avec une sincérité que seuls les éternels enfants comme Del Toro savent nous faire accepter. Sans regard distancié, sans ironie ou démarche de poseur dans l’exercice du fantastique, la mise en scène accompagne les émotions sans jamais les surplomber ou les précéder. L’empathie opère et englobe l’approche du récit sans laisser de marge à davantage de distance critique, rendant ainsi cette histoire d’amour inter-espèces d’autant plus risquée et d’autant plus tributaire de l’épanouissement de son univers poétique.
Et fort heureusement, Del Toro excelle en la matière, en s’assurant d’abord de la qualité exceptionnelle de sa direction artistique. On perçoit dans les profondeurs des teintes sombres, que le cinéaste entend dépeindre un monde clos, étouffant, et étrangement invraisemblable comme le sont parfois les images qui nous proviennent de l’Amérique des années soixante. Le Baltimore sixties de LA FORME DE L’EAU semble ainsi loger dans une faille temporelle, pas si éloignée de celle du Montmartre d’Amélie Poulain. L’héroïne Eliza, travaille en sous-sol et même lorsque qu’elle regagne la surface, elle semble prisonnière d’un bocal urbain, que la lumière solaire peine à franchir et que le ciel peine à investir. Sans ciel ni soleil, Eliza semble coupée des énergies naturelles et essentielles qui devraient normalement l’aider à s’épanouir ; reste alors l’eau comme élément conducteur des sensations.
L’eau prend forme, se dessine en allégorie du manque affectif d’Eliza. Les yeux innocents d’une créature aquatique répondent aux regards de la fragile demoiselle ; il sera dit plus tard dans le film que cet être à la peau bleue est considérée comme un dieu par une tribu amazonienne. Eliza ne tombe pas en admiration devant un dieu, pas plus qu’elle n’entretient une relation malsaine avec un martyr ; ce qu’elle voit dans cet être, c’est un individu tout aussi seul qu’elle. Avec cette histoire d’amour atypique, Del Toro poursuit la lignée des films de monstres qui ont forgé à la fois sa culture cinématographique et sa sensibilité romantique. On pense bien évidemment au couple Edward/Kim d’Edward aux mains d’argent, et on peut même remonter jusqu’à la scène bouleversante d’humanité de La Fiancée de Frankenstein, où un ermite aveugle considère la créature en ami.
Il faut bien l’admettre, il n’est pas toujours évident de suivre le récit à la même distance que Del Toro, et même en gardant une bienveillance à l’égard de la romance, notre esprit en vient à se poser certaines questions qui brisent parfois la magie. D’ordinaire dans le cinéma fantastique, l’attirance sexuelle pour une créature inhumaine amène une large part de trouble et de questionnements, tant chez les spectateurs que les protagonistes. Ici, Eliza franchit le pas de manière assez soudaine, sans qu’on ait par ailleurs le temps de comprendre comment son partenaire perçoit la relation. La question « Mais que me veut cette humaine nue devant moi ? » aurait certainement été des plus intéressantes. Del Toro n’a pu pas consacrer davantage de temps à cet élément du récit probablement parce que celui-ci était déjà rempli par le regard des personnages secondaires gravitant autour de l’histoire d’amour.
Si LA FORME DE L’EAU possède un antagonisme fort régissant la tension et le rythme de l’histoire, le film dévoile toute sa grâce quand les alliés d’Eliza et de l’amphibien prennent part au souffle romanesque, en admettant l’évidence d’un amour qui les renvoie à leur propre solitude, leur propre fragilité, leur propre humanité. Ils sont alors comme nous autres spectateurs, émerveillés par ces deux êtres miraculeux qui ont trouvé la signification d' »être ensemble ».
Arkham
• Réalisation :Guillermo Del Toro
• Scénario :Guillermo Del Toro et Vanessa Taylor
• Acteurs principaux :Sally Hawkins, Doug Jones et Michael Shannon
• Date de sortie :le 21 février 2018
• Durée : 2h03min