Un film de 1973 pouvait-il être le film de l’été 2022 ? Improbable, mais vrai. Car il ne s’agit pas de n’importe quel film. C’est un roc, c’est un pic, c’est un cap, que dis-je, c’est une péninsule à lui seul du cinéma français ; une histoire moderne où langage et séduction se mêlent à une confession autobiographique signée Jean Eustache. Oui, LA MAMAN ET LA PUTAIN est ressorti dans les salles obscures dans une superbe version restaurée, un écrin à la hauteur d’un tel évènement. Résultat : une émotion intacte après plusieurs décennies passées dans l’ombre, mais jamais dans l’oubli.
« Je fume, je bois, je baise. Triangle équilatéral. » Gainsbourg avait-il des envies de géométrie en nous assénant cette implacable réplique ? Une sainte trinité à laquelle le cinéaste Jean Eustache grefferait sans doute un « je parle ». Que dis-je, avec Eustache, on ne s’exerce pas simplement à la parole, mais on palabre. Dans LA MAMAN ET LA PUTAIN, la parole est reine, elle forme l’intrigue et la structure quand les mots sont des rebondissements à eux-seuls. Car oui, Jean Eustache, c’est quelqu’un qui a des choses à dire. Le bonhomme à la langue bien tartinée accouchera d’un scénario chargé de 300 pages. 300 pages de monologues, de pensées, de citations, d’emprunts et de déviations qui nous amènent toujours au bon mot. Ces mots formeront un film qui restera à jamais dans les annales du cinéma français.
On s’en souvient. Cannes 1973, ça sent bon le scandale – tout du moins dans la bouche d’Ingrid Bergman –, assez pour repartir avec le Grand Prix du Jury. Les critiques suivront : prétention, révolution, provocation, bavard ou long, les mots annoncent le programme. Et bam, interdiction aux moins de 18 ans pour sa sortie en salles. Le film sera aussi éclaboussé par la disparition de Catherine Garnier – inspiration pour le personnage de Bernadette Lafont – qui, après avoir assisté à une première projection, met fin à ses jours. Ses derniers mots seront pour LA MAMAN ET LA PUTAIN : « Le film est sublime, laissez-le tel quel. » Huit ans plus tard, Eustache choisit de disparaître, une balle dans le cœur. Puis c’est son film qui s’éloigne des regards. 50 ans plus tard, le revoilà, comme neuf, dans un costard taillé sur mesure pour les images qui l’habitent. Tel est le périple d’un film qui aura su toujours faire parler de lui au point de s’inscrire dans une légende.
On a beaucoup écrit sur LA MAMAN ET LA PUTAIN. Inutile donc de revenir sur toutes les analyses, surement brillantes, de l’œuvre d’Eustache. Oui, mettons l’analyse de côté pour parler d’autre chose : d’émotions. Dans ce chassé-croisé amoureux, la fiction n’a jamais été aussi proche de la réalité : les personnages inventés par Eustache sont ceux de sa propre vie, ou du moins leur reflet. C’est l’histoire de deux amants qui se cherchent et d’une ombre qui les enveloppe ; une « maman » qui ne demande aussi qu’à être aimée. C’est une errance parisienne pleine de désinvolture et d’insolence. C’est l’histoire d’un va-et-vient incessant entre des lieux d’habitudes : cafés, appartements, chambres de bonne, restaurants, lits à même le sol. Alors, on rêve de s’étendre à la terrasse des Deux Magots ou du Café de Flore dans l’espoir secret de rencontrer aussi celle qui fera chavirer notre cœur. Mais LA MAMAN ET LA PUTAIN n’est pas une romance où le sentiment est facile.
« Quand je fais l’amour avec vous, je ne pense qu’à la mort, à la terre, à la cendre. » En liant l’amour à la cendre, Eustache signe la fin de l’illusion romantique pour dévaler la pente du désenchantement et du cynisme. C’est âpre, mais incarné. La drague se manie ici toujours avec une bonne dose d’ironie ou de lucidité. On y parle cru, vrai, en devisant sur le tampon hygiénique comme on gueule « baiser » plus de fois que l’acte ne se réalise. Toujours dans l’esprit de cette Nouvelle Vague, de ce cinéma libre où l’on filme un monde comme l’on mènerait une expérience sociologique. On s’attache alors à des mots, puis on se sent seul. On cherche son geste mais on peine à atteindre le sentiment. Y-a-t-il du sens quelque part ? On ne sait jamais vraiment si certaines déclarations tiennent d’un aveu d’amour ou d’un appel à l’aide. La frontière est poreuse. L’érotisme est absent, on juge de manière détestable, on picole contre un mal-être, on emmerde le monde et soi-même. Mais LA MAMAN ET LA PUTAIN semble tout entier dédié à la maladresse d(e s)’aimer. Oublions la délicatesse. Il faut y mettre la forme des mots pour déverser la brute réalité.
Alors oui, disons-le sans préambule : il faut aimer boire du verbe. Car LA MAMAN ET LA PUTAIN, entre deux whiskys coca et un verre de Pernod, joue dans la cour des champions de l’ivresse de la langue. On aimerait pouvoir tout citer. On aimerait que notre bouche sorte de telles logorrhées, si vivantes, si habitées. Mais face au film de Jean Eustache, seul le silence s’impose ; il faut écouter, tout écouter. Et voir dans des regards une émotion provoquée par quelques mots, toujours inspirés. LA MAMAN ET LA PUTAIN semble tout entier dédié à cette nudité de la parole, ou à une sorte de parole mise à nue. Les revirements interviennent bien souvent moins par les gestes que par la langue qui se délie, qui dévie et qui touche autant que Cyrano avec ses vers et son épée.
On pense parfois à Lubitsch – version déprimée – et à sa formidable écriture qui fait se chevaucher des personnages et des formules. A l’instar de son Design for Living et de son ménage à trois délicieusement moderne dans l’intimité. Au diable les convenances quand la sincérité du triangle s’impose. Chez Lubitsch, les jambes féminines – fabuleuse Miriam Hopkins – viennent se faufiler entre deux genoux masculins, au propriétaire différent. Eustache en reprend l’irrévérence et met sur un piédestal cette parole reine ; un ping-pong verbal entre les personnages qui rythme constamment l’image quitte, parfois, à la devancer. LA MAMAN ET LA PUTAIN serait-il un livre d’images (ou l’image d’un livre) ? Oui, sans doute, tel un manuscrit refusé se déployant dans un cadre et des images. Les mots prennent alors des formes dans les corps mouvants des acteurs ; des corps calligraphiés où les lèvres sont de la littérature.
Tout pourrait sonner faux dans LA MAMAN ET LA PUTAIN. S’il sonne « faux » parfois, c’est parce que le film s’accomplit dans la dissonance. Et pourtant, le faux permet ici de parvenir à toucher une sorte de vérité profonde. Il y a du cœur dans chaque réplique, de l’énergie dans chaque ouverture de bouche. Jamais nous ne faisons face à de la banale parlote. D’Alexandre (Jean-Pierre Léaud), nous retenons surtout des aphorismes d’un dandy ayant tout d’une crapule de bon parleur. La parole se déverse, se régurgite même, dans un splendide spectacle de grimaces et d’excès de zèle. On surjoue comme pour se conformer à ce petit théâtre bourgeois, aux codes bien ancrés et assimilés. Alexandre cherche ainsi constamment la maîtrise de son récit ; un contrôle qu’il tente d’exercer par la parole.
On aimerait que notre bouche sorte de telles logorrhées, si vivantes, si habitées. Mais face au film de Jean Eustache, seul le silence s’impose ; il faut écouter, tout écouter.
Mais derrière cette vampirisation par les mots, se cache une peur, un vide, un gouffre. « J’ai peur, je ne voudrais pas mourir ». La sentence amène un silence. Parler, c’est fuir un désespoir, c’est échapper à soi-même. LA MAMAN ET LA PUTAIN joue constamment sur l’épuisement par la parole pour contrer la mort et le silence, pour ne pas penser au déchirement d’un bout de piste. Et dans ces rares moments de mutisme, Alexandre écoute. Puis ce sont des disques qui tournent et qu’on écoute, le regard pris par d’obsédantes pensées. A Paris, et chez Eustache on le sait, les amants s’aiment à leur façon : dans l’instabilité et la contradiction des sentiments.
Chaque fois qu’Eustache saisit un visage ou un geste, on l’éprouve dans tout notre être. Sans doute bien aidé par ce noir et blanc délicieusement anachronique signé Pierre Lhomme pour une telle modernité de ton. Les plans serrés contiennent autant d’évidences que d’émotions. Lors du fameux monologue de fin, celui sur Veronika (Françoise Lebrun) nous serre la gorge, il est simplement là et crie son existence. On n’en revient pas. Il faut dire que ce long plan ne nous laisse aucune chance : le texte est simple, dit avec intensité, et le visage de Françoise Lebrun s’abandonne tout entier à la caméra. Elle s’arroge la parole d’Alexandre, la lui renvoie dans la gueule (et bam le patriarcat) et se laisse aller à une expression vraie qui touche droit au cœur. En résulte un moment de grâce, un parmi ceux nombreux qui parcourent ce film bavard et hors-norme.
Car que serait le texte sans ses interprètes, tous magnifiques. LA MAMAN ET LA PUTAIN, c’est avant tout des voix, des intonations, du surjeu, des regards qui foudroient et des gestes imprévisibles ; Jean-Pierre Léaud et la force fragile de son phrasé, Bernadette Lafont et sa fougue décomplexée, Françoise Lebrun et sa douce impassibilité. Dans cette épopée du sentiment amoureux, Eustache filme des rapports qui ne cessent de bifurquer. Il interroge le couple, sa nécessaire évolution, l’amour libre, l’égalité homme-femme, l’émancipation, la douleur d’être au monde, dans un pot-pourri de paroles, d’alcools et de désenchantement. C’est triste parfois, mais toujours intense. Puisqu’il s’agit toujours de chercher du sentiment dans la provocation et l’anticonformisme. Au travers de ses personnages, il semble nous renvoyer la question : comment apprendre à vivre ? Comment s’en sortir ? Le cœur lourd, désabusé, on détourne alors les yeux du film, conscient de la vulnérabilité de l’existence, et on cherche une personne à aimer – un peu, beaucoup, passionnément – avant de la prendre par la main pour l’emmener à Saint-Germain lui offrir un autre café-crème. Alors oui, il était une fois une œuvre semblable à un rêve langoureux. LA MAMAN ET LA PUTAIN, c’est un chuchotement de cinéma qui semble ne jamais vouloir s’arrêter.
Fabian Jestin
• Réalisation : Jean Eustache
• Scénario : Jean Eustache
• Acteurs principaux : Jean-Pierre Léaud, Bernadette Lafont, Françoise Lebrun, Isabelle Weingarten, Jacques Renard, Jean-Noël Picq
• Date de sortie : 17 mai 1973
• Date de ressortie : 8 juin 2022
• Durée : 3h40