Avec son second long métrage LA NUIT DES ROIS, le réalisateur Philippe Lacôte partage brillamment sa vision de la Côte d’Ivoire par le biais d’une tradition qui renaît au cœur d’une prison surpeuplée.
LA NUIT DES ROIS, le dernier film de Philippe Lacôte, est une œuvre d’une grande puissance, pour plusieurs raisons. La première raison, c’est le lieu plus que dépaysant choisi par le réalisateur pour son récit. Il embarque en effet le spectateur dans la MACA (Maison d’Arrêt et de Correction d’Abidjan), surnommée la Jungle. Surpeuplée, avec ses propres codes et lois, c’est la seule prison au monde dirigée par un prisonnier qui a tous les droits sur ses congénères.
Le Dangôro dans le film, c’est le fascinant et sage Barbe Noire (Steve Tientcheu, croisé dans Les Misérables), admiré par la plupart des hommes. Mais il est malade et n’a d’autres choix que de se donner la mort pendant la nuit de la lune rouge, car c’est la règle. Il sait aussi que les candidats à sa succession s’activent dans l’ombre, comme Lass (Abdoul Karim Konaté) ou Demi-fou (Digbeu Jean Cyrille), et risquent de s’entretuer sous le regard impuissant du gardien Nivaquine (Issaka Sawadogo). Car le chaos suivra après son décès et s’en délecte presque.
L’autre raison de la réussite de LA NUIT DES ROIS, c’est l’idée ingénieuse du réalisateur et de sa co-scénariste Delphine Jaquet d’avoir entremêlé cette réalité d’une grande violence à un conte et d’avoir enveloppé harmonieusement cette jungle humaine dans l’art de la poésie, du théâtre et de la danse. En choisissant un jeune issu du Gang des microbes (Bakary Koné) qui vient d’entrer à la MACA, Barbe Noire réinvestit le rituel du “Roman”, qui consiste à obliger un prisonnier à raconter des histoires durant toute cette nuit. La mort l’attend s’il n’y parvient pas.
Philippe Lacôte parvient donc à convoquer dans son film autant la pièce de Shakespeare que Les mille et une nuits de Shéhérazade. LA NUIT DES ROIS donne donc à voir un vaillant jeune homme qui se bat pour sa vie, grâce aux conseils avisés du bienveillant Toc Toc (Denis Lavant), qui apporte avec son coq perché sur ses épaules une touche de mystère supplémentaire.
Un film puissant, poétique et gracieux.
Le film montre en effet très bien l’évolution et la prise de conscience du jeune Roman au cours de cette nuit. Nourri, abreuvé, vêtu et choyé pour la circonstance, il aborde d’abord ce rôle comme un « prince sans royaume » naïf. Dépassé par les évènements, les enjeux de pouvoir et les règlements de comptes, il ne comprend pas tout de suite son véritable rôle. Puis il se souvient du pouvoir qu’avait sa grand-mère griote en scotchant son auditoire par son récit. Il s’en inspire et offre comme une drogue aux détenus, dont ils ne peuvent plus se passer : le suspense de connaître la suite de l’histoire et non la fin.
Son sujet tout trouvé est le fameux Zama King, le chef de son gang, dont il raconte (sans que l’on sache quelle est la part inventée et quelle est la part réelle) les débuts et la terreur instaurée dans la ville pendant deux ans. Le réalisateur permet ainsi au spectateur de connaître la réalité de la violence rencontrée en Côte d’Ivoire. Il renforce même l’aspect documentaire de son film par des images d’archives de l’ancien président Laurent Gbagbo et des forces rebelles, qui viennent compléter le récit de Roman.
Et le spectateur assiste avec intérêt au télescopage hypnotique entre les traditions de vieilles histoires transmises ou inventées du monde d’hier et le monde brutal d’aujourd’hui. Grâce à la parole, le monde extérieur pénètre ainsi les murs sous tension de la MACA, tout comme les vies fantasmées de Zama ou d’une Reine (Laetitia Ky) aux pouvoirs magiques pénètre l’esprit des prisonniers. Car ceux-ci, et c’est le dernier argument qui donne à LA NUIT DES ROIS un caractère d’une grande originalité, sont plus qu’impliqués dans le récit. Puisqu’ils miment, chantent et dansent sur les paroles de Roman, incarnant littéralement les personnages et les actions. Les acteurs et les figurants sont d’ailleurs pour la plupart de vrais danseurs ou d’anciens prisonniers.
Film puissant aux contours poétiques et gracieux, LA NUIT DES ROIS rappelle brillamment l’importance de la tradition, de la parole et de l’art grâce auxquels chaque être humain peut s’évader par la pensée d’une vie qui n’en est plus une.
Sylvie-Noëlle
• Réalisation : Philippe Lacôte
• Scénario : Philippe Lacôte, Delphine Jaquet
• Acteurs principaux : Bakary Koné, Steve Tientcheu, Denis Lavant
• Date de sortie : 8 septembre 2021
• Durée : 1h33 min