La jeunesse avant la décroissance, la révolution pour ne pas crever avec 50 degrés, pour ne pas crever à l’usine. LE BRUIT DES MOTEURS est l’histoire d’un retour et d’une fuite, d’une errance, d’une divagation tant fantasmée que réel mais cette frontière comme souvent dans le cinéma indépendant contemporain traitant de la jeunesse désabusée, comme chez Bonello, est infime. Le réel et le rêve s’entremêlent, le rêve et le cauchemar, la peur, l’abandon, le rejet, le sexe aussi.
Un vrombissement qui arrache les oreilles, des voitures à la gomme qui fond, les champs et puis les routes droites et vides du Nord-Est Canadien, peut-être est-ce le Québec. Voici le plateau naturaliste dans lequel évolue l’action du BRUIT DES MOTEURS de Philippe Grégoire remportant le Prix spécial du jury international au festival de La Roche-sur-Yon 2021 et projeté au festival international du film d’Istanbul 2022 en présence de son réalisateur. Des grosses cylindrées, des courses de « chars » et une éminente sexualisation de la voiture voici un décorum qui ne peut que rappeler Titane, Palme d’or 2022 et sa descente aux enfers violente et psychédélique. Pour autant, il ne faut pas s’y tromper, LE BRUIT DES MOTEURS n’est pas un film de voiture et si sa mise en scène et une partie de sa narration sont à vocation bagnolesques, c’est bien un portrait désabusé de la jeunesse et de la ruralité que dépeint Grégoire avec sa caméra.
Le retour dans le milieu d’où l’on vient – et dont on est sorti, dans tous les sens du terme – est toujours un retour sur soi et un retour à soi, des retrouvailles avec un soi même autant conservé que nié.
Didier Eribon, Retour à Reims, 2009
Mis en congé forcé d’un boulot qu’il subit à la douane pour « déviance sexuelle », Alexandre rentre chez sa mère, dans son bourg québécois de quelques milliers d’habitants, au milieu des champs, des bagnoles tuning, des histoires de famille(s), des on-dit et des non-dits. Il est épié, suivi, traqué même par quelque chose de plus grand que lui, comme une chappe de plomb, quelque chose qui veut le faire taire. Cette menace prend différentes formes : hiérarchie, police, kinkshaming, et le bruit des moteurs qui fracassent l’horizon. « Quand je ferme les yeux, j’entends le bruit des moteurs », comme un infatigable appel à l’aventure ou une omniprésente épée de Damoclès écologique, Alexandre sombre peu à peu dans les délires et les visions. Il est battu par une police aveugle et ridicule, représenté sur des dessins pornographiques qui sont affichés dans la ville et puis suivi aussi par cette jeune islandaise à la peau d’une pâleur infinie et aux cheveux si blonds qu’ils en paraissent irréels.
Cette jeune femme à peine sortie de l’adolescence porte une aura presque mythique, fantasmatique avec sa voiture, une mustang rugissante, tellement que le bruit de son moteur en devient douloureux pour le spectateur qui redoute tout démarrage en trombe, le film fait mal. Il flotte quelque chose de fatalement inquiétant dans cette ville qui n’a ni réel commencement, ni réelle fin, juste une façon de l’appréhender par les personnages : tantôt comme une contrée dans laquelle les petites histoires rencontrent inopinément la grande Histoire, tantôt comme un amoncellement d’asphalte, de tracteurs, de bagnoles et d’individus désincarnés.
Portrait de la ruralité québécoise et d’une jeunesse en manque de liberté, ce récit autobiographique de Philippe Grégoire questionne les inégalités socio-spatiales à travers le prisme de plusieurs révélateurs filmiques : la place de la voiture, l’accès des jeunes à l’emploi, les tabous sexuels dans les petites villes. La raison principale pour laquelle Alexandre est entrée à la douane est simple, pour le paraphraser : à côté de chez lui il y avait un zoo et la frontière, avec son cousin pour l’été, ils ont postulé aux deux, le cousin a été pris au zoo et Alexandre à la douane, c’est aussi simple que ça. Cet évènement qui paraît au début anecdotique conduit finalement à déterminer la vie future du héros.
L’important n’est pas ce que l’on fait de nous, mais ce que nous faisons nous-même de ce qu’on a fait de nous.
Jean-Paul Sartre
C’est qu’il n’y a pas vraiment le choix quand on vit à la campagne, ; si avant la vie salariée structurait d’autant plus la vie socio-économique des individus avec la présence d’une usine d’un côté et la vie agricole de l’autre, la désindustrialisation des pays occidentaux et l’éclatement du mouvement ouvrier ont créé de nouvelles problématiques encore plus épineuses pour les jeunes travailleurs. Si avant on suivait la voie du père ou de la mère à l’usine, à l’atelier ou à la mine, aujourd’hui le paysage rural s’est transformé en grands champs de monoculture qu’un seul peut travailler et en friches industrielles, seules héritages d’une époque où le communisme et le syndicalisme étaient encore des mots qu’on pouvait prononcer sans ressentir le goût amer de la défaite.
Le bruit des moteurs, l’odeur de l’essence, comme le chantait il y a quelques années Orelsan aussi, la fascination pour ce qu’il y a de l’autre côté des plaines, des campagnes, tout cela alimente l’image de la voiture comme seule alternative à l’isolement totale de la ruralité loin de la ville. Cette ville fantasmée, belle, éduquée, cultivée pas cultivatrice quand ici on naît et on grandit la tête dans les pesticides et les pieds dans la boue. A la campagne, celle que dépeint Grégoire mais celle qui est vécue aussi en France vit pour la croissance, celle des champs, et des bêtes pour à terme les envoyer mourir à la ville, à l’abattoir comme le chantait Michel Cloup reprenant les mots de Joseph Ponthus, zone-franche, jonction funeste entre la ville et la campagne, entre le producteur et le transformateur.
C’est dans la violence, dans la mort que la croissance prend sens, cette croissance des muscles du bœuf, cette croissance sans laquelle il n’y a plus personne derrière pour survivre, juste là derrière les champs, juste après la route pour nulle-part. Georges Franju mit en scène dans son documentaire Le Sang des bêtes cet espace qui n’est plus la campagne mais qui n’est pas encore la ville, ces images de mares de sang et de bœufs découpés à vif en 1949 semblent montrer que les méthodes de l’époque n’ont pas vraiment changées.
Mais LE BRUIT DES MOTEURS n’est pas un film de voitures, c’est un film de mystères, un film de jeunesse – avec tous les sens qui sembleront être bons à considérer dans cette appellation – un film sur la police et l’État, un film plus proche d’un ouvrage de sociologie que d’un Fast and Furious. La voiture est vue comme une nécessité plus qu’un objet désiré, le propos du film est éminemment écologique : à la ville personne n’a de voiture, on prend les transports en commun. Tel un plaidoyer au changement, presqu’à l’insurrection – le bruit des moteurs devenant le bruit du peuple, de la foule, de la cohue et du chaos – contre une société qui a perdue son sens. On se réfugie dans les voitures car elles sont là, on s’approprie les biens auxquels on a accès pour l’élever en substance politique.
On ne quitte pas un sanctuaire indemne,
Joseph Ponthus, A la ligne, 2019
On ne quitte jamais vraiment la taule,
On ne quitte pas une île sans un soupir,
On ne quitte pas l’usine sans regarder le ciel.
L’excès de la voiture, des drag-race et des drifts dans le film est à mettre en parallèle à une mise en spectacle du quotidien, de la marchandise, du bien meuble, à disposition. A la manière de jeunes banlieusards qui brûlent des voitures, saccages des bibliothèques ou des bureaux municipaux ; le film et ses protagonistes sont débordés par l’affect et le ressenti politique presque spontanéiste qu’ils ressentent autant que ces jeunes qui brûlèrent en 2005 et en 2023 les bagnoles de leurs darons dans les cités, autant que toute émeute est une mise en spectacle de la violence illégitime au sens wébérien. Quand on crame, quand on casse, c’est le feu qui compte pas ce qui brûle, l’important est la destruction, pas le moyen de destruction ou l’objet détruit. Rare sont les brasiers au sens politique, à part peut-être celle du Fouquet’s par les Gilets jaunes, mais la sociologie de ce mouvement social est bien différent des émeutes dans les cités.
Le cinéma est une mise en scène qui, intrinsèquement, agrège thématiques et niveaux de lectures pour former un tout consistant et artistiquement cohérent, il est sujet à interprétations et d’autant plus quand le film joue volontairement avec le réel et le fantasme, entre le vécu et le fictionnel, quand le cinéaste joue littéralement avec le feu. Au-delà de l’interprétation esthétique et politique qui peut en être faite, LE BRUIT DES MOTEURS, à travers sa qualité filmique et les thématiques avec lequel il jongle avec aisance, brosse un portrait dérangeant des citadins comme des ruraux en soulignant leurs déviances. En tout cas, une chose est sûre, Philippe Grégoire a tout d’un futur grand. Un spectateur stambouliote en 2022, assénait au réalisateur à la fin de la séance « It’s the worst film I’ve watched in my life » lequel m’indiqua après coup – dans un clin d’œil – « ça ne m’était jamais arrivé encore, mais je m’y attendais ».
Etienne Cherchour