Prenez Ptit Quinquin. Si vous avez vu la série de Bruno Dumont et si elle vous a provoqué une réaction, alors vous retrouverez cette même sensation en MA LOUTE, doublée de quelque chose d’inédit mais de très complémentaire.
Dans notre cas, Ptit Quinquin avait été une redéfinition de la notion de cinéma en cela que Dumont y proposait une véritable expérience désarçonnant nos habitudes de spectateurs. L’intrigue policière (des meurtres en série) n’y était qu’un prétexte à une plongée immersive, quasi-anthropologique dans un microcosme insoupçonné, celui des Boulonnais, dont les nombreux personnages gravitaient autour de gamins dont le Ptit quinquin du titre, et deux flics en apparence complètement incompétents. Le réalisme absolu de ce naturalisme teinté de chronique adolescente contrastait avec les mœurs et comportements (entre folie, absurdité et dégénérescence) des différents protagonistes, ainsi qu’une douceur toute particulière envers chacun d’eux – le tout bouleversant totalement notre rapport à la consommation télévisuelle, via l’empathie envers l’anormalité. Le ton de la série, très comico-burlesque, ses dialogues non-sensiques, associés à son rythme tout en contre-temps, ne faisaient qu’accroître le caractère dérangeant de cette « autre France » dont on ne saura jamais si elle est mise en scène ou réelle. Une expérience de cinéma, unique et fascinante.
Bruno Dumont continue avec MA LOUTE, son travail de déstructuration des codes d’accessibilité et de cohérence cinématographique. Par contre, il y a une ampleur supplémentaire puisque l’auteur déplace son intrigue en 1900, et introduit un nouveau genre de personnages pour obtenir un équilibre différent de celui que nous connaissions. Cette fois, le monde se divise en deux catégories : les pêcheurs de moules de la Baie de Somme (ancêtres des Boulonnais de Ptit Quinquin), et les grands-bourgeois lillois, les Van Peteghem. On pourrait n’y voir qu’une lutte des classes – c’est d’ailleurs le cas, mais seulement entre ces deux « clans » qui se détestent. Car de notre point de vue de spectateurs, les deux partis se retrouvent assez vite sur le même terrain du comportement déviant et dégénéré. Les uns par leur cannibalisme, leur manque d’éducation et de manières, les autres par leurs tendances à l’inceste hardcore et/ou leurs problèmes neurologiques chelous. Non, la lutte des classes n’est pas le centre du film, seulement un moyen d’aborder d’autres choses plus profondes.
D’abord, une romance. L’AMOUR ! Mais made in Dumont. Soit Ma Loute et Billie, les Romeo et Juliette du film, dépareillés de A à Z (familles, physiques, comportements, etc.), mais aussi par la nature de leurs secrets. Et pourtant, ils s’aiment. D’un amour qui mettra en exergue le regard haineux de chaque famille sur l’autre, mais également qui contrastera la loufoquerie et l’inaccessibilité du film par quelque chose qui n’appartient pas qu’a Dumont, un sentiment concret et universel. Les évolutions de cet amour seront en outre, la source de cette poésie qui irrigue parfois le film, lorsque ces deux là rentreront dans leurs phases d’abandon respectives, abandon à l’autre, ou abandon dans l’introspection. Mine de rien, c’est beau et pourtant cela naît de la laideur et de l’humour.
Car de l’humour il y en a dans MA LOUTE. BEAUCOUP.
D’un coté, les « stars » se complaisent dans l’outrance de leurs personnages, l’occasion de voir une facette absolument inédite de leur jeu d’acteurs. De l’autre, l’interprétation de ce qui s’apparente à une sorte de dégénérescence mentale par des acteurs non-professionnels plus vrais que nature, génère aussi une forme d’humour. Malaisant, mais réel car lui aussi inédit (sauf si l’on a déjà vu Ptit Quinquin).
Au delà, l’humour naît dans le contraste entre les différents personnages: qu’ils soient grands bourgeois Lillois maniérés ou pêcheurs de moules cannibales, misanthropes, altruistes, parents, enfants, adultes, enfants, mari, femmes, sœurs, frères, hommes, femmes, homme-femme, flics, coupables, victimes, prêtres, nudistes… Qu’il s’agisse de leurs caractéristiques physiques (le lieutenant Machin, sorte de montgolfière vivante), psychiques (les hommes VanPeteghem, semblent avoir tous été victimes d’AVC), morales (le cannibalisme, c’est en théorie tendu mais là, c’est rigolo), sentimentales (les grrr de Ma Loute, le minimalisme de Billie), comportementales (le père mutique et la mère mono-expressive de Ma Loute), socio-hiérarchiques (Binoche surjoue VRAIMENT sa bourgeoisie, Luchini et ses attitudes)…
Avec MA LOUTE, Dumont poursuit son travail de déstructuration des codes d’accessibilité.
Cet humour est de plus véhiculé par des moyens purement cinématographiques comme des bruitages et situations cartoonesques, des running gags, ses envolées lyriques (ou fantastiques), les dialogues et leur musicalité systématiquement dissonante, ou encore les effets spéciaux…
Il y a toujours de quoi se marrer chez tous ces gens, tout le temps, pour toutes ces raisons qui s’entrechoquent et aboutissent à un résultat systématiquement délirant. Dumont façonne une fois de plus un humour étrange, burlesque et décalé, mais cette fois nous autorise un rire plus franc et moins gêné: il ne s’agit pas de se moquer de ces gens, mais de leurs interactions. Dumont prendra tout de même la peine de nous rappeler qu’il s’agit de cinéma, qu’il est le réalisateur du film et que cet objet est SA matière, via quelques saillies fantastiques complètement absurdes mais elles aussi, logiques.
Mais cet humour singulier et unique n’appartenant qu’à Dumont, sert de lien entre l’universel, et les obsessions de l’auteur. Comme ce quasi-refus jusqu’ici, du casting bankable; garant on suppose, d’une certaine authenticité et de la possibilité de coller à la réalité socio-émotionnelle d’un sujet, quel qu’il soit. Voir alors Fabrice Luchini, Valeria Bruni Tedeschi et Juliette Binoche, acteurs très estampillables intello-populo-parisiano-gauchistes (enfin plus ou moins), présents chez un auteur qui s’émancipe complètement de ces codes, cela n’est absolument pas gratuit. Comme nous l’avons dit plus haut, le cinéaste n’exploite pas leur aura mais la dénature fantastiquement.
Peut-être Dumont a t-il voulu nous faire expérimenter une sorte de paroxysme de cinéma populaire (des vrais gens + des acteurs populaires) ?
Peut-être le cinéaste a-t-il extrapolé la lutte des classe à de son film à un conflit entre le spectateur et l’oeuvre, confrontant les garants du bon gout et de la culture, et ceux d’en face… sans préciser qui de nous, des artistes ou des personnages, était quoi.
Peut-être encore, l’auteur a t-il procédé au processus inverse d’identification, c’est à dire celui de ses acteurs envers leurs spectateur, pour refléter notre propre façon de nous auto-proclamer juges de la condition d’autrui ? Leurs réactions outrées (les « ces gens là », les regards choqués, les imitations, mais aussi les paradoxaux « c’est beau » face à la normalité) ne renvoient-elles pas aux nôtres ?
MA LOUTE nous a semblé poser un regard critique et dérangeant, presque métaphysique, celui de l’auteur sur son public qui regarde son oeuvre s’identifier à des spectateurs qui la jugent.
Bien que cette réflexion ne nous ait jamais quitté durant la projection, elle n’est pas le cœur du film mais une simple piste d’interprétation, celle qui justifie le mieux pour nous, l’absurdité du film. Pour conclure plus rationnellement, nous retiendrons que Dumont et sa caméra empathique parviennent à donner, par l’humour et la sensibilité, une logique à tous les actes, comportements et déviances. Ainsi, une certaine humanité éclate à travers chaque personnage, de même qu’une certaine mélancolie. Voilà, c’est peut-être cela la finalité de ce cinéma : poser un regard sans haine sur un monde irrécupérable.
Georgeslechameau
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