Quatorze ans après Le Grand Silence, Philip Gröning revient avec un long-métrage radical présenté en sélection officielle à la Berlinale 2018.
La première chose que l’on peut affirmer sur MON FRÈRE S’APPELLE ROBERT ET C’EST UN IDIOT c’est qu’il s’agit d’un film exigeant, éminemment savant mais néanmoins loin d’être façonné par un hermétisme repoussoir. Bien au contraire, l’œuvre de Philip Gröning fait preuve d’une incroyable générosité cinématographique, désireuse de partager sa science avec un spectateur qu’elle cherche davantage à envoûter qu’à assommer. La première heure impose son propre rythme. Le rapport au temps se distend pour prendre la forme d’une rêverie contemplative.
Le film suit pendant les 48 heures d’un été chaleureux, les jumeaux Elena et Robert, en pleines révisions pour le bac de philosophie. Un récit d’apprentissage dont le pitch tient sur une ligne mais qui, une fois développé, rempli avec intensité ses 2h53 de métrage. Le premier tiers se déploie avec langueur. Robert et Elena se chamaillent et discutent philosophie étendus dans les herbes folles, effleurés par une lumière suave et étincelante. Gröning prend alors son temps pour mettre en place les bases d’une troublante relation. Une gémellité fusionnelle mise à l’épreuve des rites initiatiques. À l’heure où le désir sexuel se fait grandissant et la transgression des frontières morales inévitable.
Le réalisateur se sert du personnage de Robert pour citer l’Être et le temps de Heidegger ainsi que des réflexions autour de la pensée de Saint Augustin. Mais contrairement à ce que pourrait laisser croire l’ambiance contemplative des débuts, le travail du réalisateur Allemand ne se limite pas à répandre des poncifs philosophiques sur des images idylliques. Philip Gröning construit son film à la manière d’un exercice de style dans lequel il met en scène la pensée développée à l’intérieur de son récit. C’est alors que formalisme esthétique et discours théorique s’entremêlent dans une expérience métaphysique singulière.
Le film questionne les notions d’être au monde, de passage du temps et de vérité sous-jacente. C’est en utilisant le médium cinématographique que Gröning peut présenter sa démonstration. L’expérience du temps n’est permise qu’à travers l’existence de l’être dans le monde. Rien de plus évident pour matérialiser cet écoulement du temps que de s’intéresser à deux adolescents afin d’observer ce moment de passage de l’enfance à l’âge adulte. Plongés dans un processus initiatique, les jumeaux prennent peu à peu conscience de leur existence au monde en faisant l’expérience du temps. Dans un effet miroir, l’expérience du temps leur permet d’éprouver leur propre essence.
« Le temps est la condition d’existence de notre « moi ». Il est son atmosphère vitale. (…) Le temps d’une vie est une occasion donnée à l’homme pour prendre conscience de lui-même et de son aspiration à la vérité en tant qu’être moral. »
Andreï Tarkovski, Le Temps scellé.
Évidemment le temps est une composante essentielle du cinéma, on pourrait même dire qu’il en est la matière première. Chaque photogramme d’un plan est composé d’une image fixe dont le défilement successif recrée l’illusion d’un espace temporel retrouvé. Le cinéma perpétue un fantasme de maîtrise du temps, expérience métaphysique par excellence, c’est l’alliance parfaite de la science et de l’art. C’est par ailleurs dans cette approche que la démarche de Philip Gröning semble fonctionner, transformer au moyen du cinéma la philosophie en pure poésie.
Puis le film glisse peu à peu vers le malsain qui rôde à l’horizon. Les incursions dans la station service, dernier îlot de civilisation dans leur étrange Éden, sont l’occasion de cruels jeux et autres surenchères perverses. Le contact avec le monde extérieur se fait avec fracas, Robert et Elena testent les limites du monde qui les entoure et les liens de leur cellule gémellaire. Si leur comportement parait harmonieux au milieux des paysages naturels, il devient chaotique lorsqu’ils pénètrent l’enceinte de la station-service. C’est dans un rapport de force d’abord enfantin et ludique que s’installe une violence sous-jacente qui ne demande qu’à éclore.
Dans le dernier tiers, les jumeaux se rapprochent de ce qui ressemble à l’enfer. La nécessité d’éprouver les tabous fondateurs se fait de plus en plus forte. Les jeux gagnent en perversité dans lesquels la torture s’apparente à une forme d’exploration initiatique. C’est l’enfant qui tourmente l’insecte pour expérimenter ce qu’est la mort. Avant cette expérience il n’a pas encore conscience du temps et donc de sa condition de présence au monde. En se confrontant à la mort l’enfant prend soudainement conscience de sa propre finitude et peut enfin concevoir le temps comme un principe révélateur de l’être existentiel.
MON FRÈRE S’APPELLE ROBERT ET C’EST UN IDIOT est indéniablement dérangeant, mais ce trouble moral devient le point de départ d’une réflexion philosophique fascinante. Elles sont rares les propositions cinématographiques d’un tel degré de pensée construites sur un tel niveau d’exigence esthétique. Comme pour Le Grand Silence en 2005, le film peut paraître difficile d’accès. Mais si on décide de se laisser porter, Philip Gröning nous promet une expérience singulière qui nous poursuit bien au delà de la salle de projection.
Malheureusement les logiques industrielles poussent toujours plus loin le formatage et la standardisation des films. Ce mécanisme, qu’il est urgent de remettre en question, éloigne des propositions de ce genre loin du paysage officiel, reléguées à la marge et estampillées d’un label art et essai fourre-tout utile mais incompréhensible. Il est néanmoins du devoir de l’artiste que de creuser les limites de son œuvre. Repousser toujours plus loin les formes préétablies afin d’arpenter de nouveaux horizons cinématographiques. Ces œuvres nous aident à vivre et à mieux comprendre les aspirations philosophiques de l’âme humaine. Il est impératif de nous interroger sur la place que nous leur réservons dans l’espace culturel public.
Hadrien Salducci
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• Réalisation : Philip Gröning
• Scénario : Philip Gröning, Sabine Timoteo
• Acteurs principaux : Julia Zange, Josef Mattes, Urs Jucker, Stefan Konarske
• Date de sortie : 27 mars 2019
• Durée : 2h53min