Partir du quotidien d’un employé des toilettes publiques de Tokyo pour proposer une œuvre aussi poétique qu’une chanson de Lou Reed : tel est le pari – quasi réussi – que se fixe le dernier long-métrage de fiction de Wim Wenders, PERFECT DAYS.
Si l’on devait identifier un fil conducteur dans la filmographie de Wim Wenders, il s’agirait de l’obsession du réalisateur pour le thème de l’errance. Conjuguant solitude, nostalgie et contemplation, son œuvre fait en effet la part belle au voyage – aussi bien géographique qu’affectif – de ses personnages. À son nom, on associe irrémédiablement Paris, Texas, véritable chef d’œuvre récompensé par la Palme d’Or en 1984. Wenders y restitue la bouleversante quête de soi de son personnage, Travis, à travers une exploration des grands espaces américains sublimée par son œil exercé de photographe. Une forme de ré-enchantement de la réalité qu’il renouvelle avec brio dans Les Ailes du Désir (1987), où sa caméra suit les pérégrinations de deux anges solitaires, dessinant ainsi une fresque du Berlin d’avant la chute du Mur. C’est aussi par le genre documentaire que Wenders questionne la capacité de l’art à capter le monde ; les photographies de Sebastiao Salgado, la danse de Pina Bausch ou l’œuvre plastique d’Anselm Kiefer sont ainsi tout autant de sujets qui ont permis au cinéaste allemand de poursuivre sa quête de transcendance de la réalité qui est aussi une quête de soi, notamment à travers l’art et le voyage. Ces thèmes l’ont ainsi naturellement mené à Tokyo, ville qui constelle la filmographie de Yasujiro Ozu, cinéaste tant admiré par Wenders. S’il rendait hommage au maître japonais dans son documentaire Tokyo-Ga (1985), c’est avec un sujet radicalement différent que cet amoureux de la culture nippone retourne à Tokyo, presque quarante ans plus tard . En effet, PERFECT DAYS est le fruit d’une commande adressée à Wim Wenders, sollicité pour réaliser une fiction mettant en valeur « un projet social public à forte valeur architecturale »1Perfect Days de Wim Wenders : un road movie autour des toilettes de Tokyo – SdbPro.fr – https://www.sdbpro.fr/perfect-days-wim-wenders/. Non sans audace, il a sélectionné les toilettes publiques du très dynamique quartier de Shibuya. Un intérêt qu’il motive par la forme d’hospitalité « tout à fait différente de notre vision occidentale » qu’incarnent ces installations, et d’autre part pour leur valeur esthétique, 17 d’entre elles ayant récemment été rénovées par des créateurs de renommée internationale. Si le projet peut désarçonner de prime abord, le talent de mise en scène de Wenders lui permet d’éviter l’écueil du « spot publicitaire », risque inhérent à un film devant placer en son cœur les merveilles architecturales de Ban Shigeru ou de Tadao Ando. Le cinéaste allemand adopte ainsi dans PERFECT DAYS une forme fictionnelle, qui lui permet de nous introduire à la culture nippone à travers les yeux d’un personnage absolument bouleversant, Hirayama (Kōji Yakusho).
D’Hirayama, nous ne savons que très peu, si ce n’est – grâce à l’inscription présente sur son uniforme de travail – qu’il est employé de Tokyo Toilets : comme le dit son jeune et extravagant collègue Takashi (Tokio Emoto), « c’est un bon travailleur… mais pas un bon parleur ». Et de fait, la performance de Kōji Yakusho, consacrée par le Prix d’Interprétation masculine au Festival de Cannes 2023 est quasi-mutique. Nous voyons Hirayama dans sa solitude, répéter chaque jour ce qui semble être une véritable routine : son trajet dans une camionnette, son nettoyage appliqué des sanitaires, sa pause déjeuner, l’arrosage des plantes… Or, précisément, la force du long-métrage de Wenders est d’avoir réussi à faire éclore un puissant lyrisme à partir de cette vie simple, que le réalisateur qualifie lui-même « d’épopée de l’ordinaire ». Le silence d’Hirayama n’est en rien synonyme de l’absence d’émotions, d’une part grâce au brio de son interprète Kōji Yakusho, mais également parce que le moment de vie que Wenders offre au spectateur se présente comme une invitation à partager la sérénité et la sagesse d’Hirayama. Si l’on ne retrouve pas l’empreinte visuelle colorée de Paris, Texas ou le noir et blanc très stylisé des Ailes du Désir, Wenders parvient, par une approche très méticuleuse et toute en sobriété, à véritablement à figer le temps. La balade contemplative à laquelle s’adonne le spectateur est dès lors libérée de toute ostentation et superfluité, et se concentre sur les « petits riens » qui émaillent les journées d’Hirayama. PERFECT DAYS est un éloge de l’humilité et de la beauté du quotidien ; dès lors, ce sont ces infimes variations parmi les répétitions qui constituent l’enjeu du long-métrage. Cette appréciation des plaisirs simples entre en écho avec la sublime énumération qui donne son titre au film Le Goût de la Cerise (Abbas Kiarostami, 1997) ; du coucher de soleil aux fruits mûrissant sur les arbres, il apparaît ainsi que les plus beaux émerveillements qu’offre l’existence peuvent résider dans la sobriété. Le titre prend ainsi tout son sens notamment lorsque placé en miroir du Perfect Day de Lou Reed, où seule une journée est célébrée. L’idée derrière le pluriel des Perfect Days serait justement d’affirmer que chaque jour est répétitif comme unique, à la fois parfait et banal. Qu’il s’agirait moins de convoiter un bonheur quasi-inatteignable, mais plutôt de réévaluer les imperfections de chacune de nos journées comme pouvant comporter, elles aussi, une forme de perfection.
L’utilisation d’un tel titre est loin d’être un hasard, car la référence assumée à la chanson de Lou Reed se réfère aussi à la sensibilité artistique très forte du personnage principal. C’est en effet par ses goûts que nous accédons à l’intériorité du personnage, telles de multiples et discrètes touches d’expression de soi à travers les choses, en contraste avec son quasi-mutisme. Ainsi, nous entendons sa playlist se déployer dans sa camionnette, et apprécions avec lui les sublimes mélodies des Rolling Stones, Animals, Nina Simone ou – last but not least – Lou Reed qui enchantent son trajet matinal. Nous le voyons s’adonner à la lecture de Faulkner, ou encore se consacrer de façon journalière à la captation du komorebi, mot japonais désignant la lumière du soleil qui filtre à travers les feuilles des arbres. Ici, Wenders prolonge la réflexion émaillée tout au long de sa filmographie, selon laquelle l’art est un outil de ré-enchantement du monde. Cette thèse s’incarne particulièrement dans PERFECT DAYS, par exemple quand le vieil Hirayama fait découvrir Patti Smith à Aya (Aoi Yamada), petite amie de son collègue ; c’est au son de Redondo Beach que ces deux êtres que tout oppose réussissent à communier, sans presque communiquer. En parfait héros wendersien (muet et solitaire), c’est par le biais des choses (telles qu’un jeu de morpion) qu’Hirayama réussit à se lier avec des inconnus, davantage que par une parole qui semble plus inauthentique. Ainsi, ce sont ses micro-choix individuels qui nous permettent de cerner Hirayama : une forme de facétie se révèle quand il tente de marcher sur son ombre, un sens esthétique certain se dévoile dans la décoration de son appartement. Sa personnalité ne cesse de s’exprimer dans ses multiples façons d’agencer le réel, si bien qu’à travers ce prisme, PERFECT DAYS constitue une sublime ode à la beauté de l’existence et au lyrisme de l’ordinaire. En effet, Wenders nous apprend à poser un regard contemplatif et artistique sur toute chose, aussi bien les toilettes publiques perçues comme merveilles architecturales que les gestes quotidiens d’un employé de la ville, qui tous recèlent d’une potentialité esthétique. Le « Perfect » du titre est, dès lors, également celui du perfectionnisme d’Hirayama. En apportant une attention minutieuse à l’exécution de son travail, il fait de la routine un rituel, et témoigne par la-même du profond souci qu’il nourrit pour les autres.
Or, apposer le terme de « perfection » sur la représentation du quotidien d’un employé des toilettes publiques n’est pas sans soulever quelques questions. Tels que nous le voyons, la vie d’Hirayama semble relativement sereine et apaisée. Au-delà d’une acceptation, l’on apprend lors d’un échange avec sa soeur que sa situation professionnelle résulte même d’un choix, Hirayama ayant – de l’aveu de Wenders – occupé une position sociale plus privilégiée auparavant. Sur le plan symbolique, Wenders suggère à deux reprises la violence du mépris de classe auquel fait désormais face Hirayama. Une femme nettoie ainsi vigoureusement les mains de son fils après que ce dernier ait touché l’employé de Tokyo Toilets, et la sœur du personnage – visiblement plus aisée – se fait le relais de la domination symbolique qui régit leurs rapports. Ainsi, Wenders est bien averti du caractère radical de la décision d’Hirayama, mais nous ne saurons jamais s’il s’agit pour lui de se retirer d’un capitalisme effréné, de mener une ‘vie simple’, de se consacrer au komorebi ou encore de signifier son dévouement au bien commun: ses raisons ne sont jamais explicitées dans le film, laissant le spectateur libre d’y investir sa propre signification. Une signification qui peut cependant être biaisée par le fait que Wenders lisse, non sur le plan symbolique mais sur le plan matériel, la radicalité du choix de vie d’Hirayama.
En effet, la dureté de son métier ne laisse que peu de séquelles dans le quotidien d’Hirayama, ce qui peut sembler assez déconnecté de certaines réalités que rencontrent les personnes exerçant un métier physiquement épuisant et mal rémunéré. Il apparait difficile de concevoir qu’un agent d’entretien relativement âgé, de retour chez lui, éprouve un bonheur tel qu’il se mette à lire des poèmes de Faulkner et à divaguer sur ses photographies. Le propos n’est pas que ceux-ci n’en seraient pas capables, loin de là, mais plutôt de souligner que les travailleurs qui exercent ce métier ont rarement une disponibilité aussi large, physique comme mentale, pour investir pleinement l’espace d’expression de soi que constitue l’art. L’étroitesse du logement, la solitude, la vieillesse, le manque de reconnaissance sont des aspects, qui, dans la vie, se posent comme tout autant de contraintes susceptibles d’aliéner le travailleur, c’est-à-dire de le subsumer tout entier derrière sa situation socioéconomique : le « You made me forget myself » de Lou Reed prendrait à cet égard une toute autre coloration… D’une manière presque antithétique, le film À plein temps (Eric Gravel, 2022) faisait de la relégation de la sphère intime d’une femme de ménage derrière les difficultés socioéconomiques qu’elle rencontre le cœur de son sujet. En effet, la précarité économique, l’extensivité de ses horaires et le manque de reconnaissance symbolique attachés à son métier devenait une source d’aliénation et d’oppression. Bien sûr, le contexte japonais est très différent de la situation française, et les deux films n’entendent absolument pas s’insérer dans le même registre. Simplement, en préservant son personnage de toute difficulté matérielle liée à son métier, Wenders facilite l’acceptation de sa décision par le spectateur, en venant même à affirmer en interview qu’il aurait lui-même ‘aimé mener la vie de son personnage’. Or, il n’est pas impossible de faire un film poétique à partir d’une représentation plus incarnée des classes moyennes et populaires. Dans le très réussi Gagarine (2020), Fanny Liatard et Jérémy Trouilh partaient précisément de l’insalubrité des HLM pour signifier à l’écran la nécessité de s’organiser collectivement contre l’acceptation passive de ce sort. Par la résistance et le rêve, Youri réussissait à transcender la difficulté de son existence. Cette même transcendance est d’une moindre ampleur chez Wenders, qui certes représente la violence symbolique attachée au métier d’agent d’entretien, mais vide cette violence de toute sa matérialité, c’est-à-dire de toutes les contraintes physiques qu’elle pourrait poser à la sereine vie d’Hirayama. Or, comme l’écrivait Stendhal à propos du roman, l’art est similaire à « un miroir qui se promène sur une grande route. Tantôt il reflète à vos yeux l’azur des cieux, tantôt la fange des bourbiers de la route ». Ainsi, si PERFECT DAYS réussit avec brio à sublimer la culture nippone et la beauté du quotidien , la transcendance poétique qu’il propose aurait pu être encore plus puissante si elle s’était doublée d’une représentation plus réaliste de « la fange des bourbiers » dont elle choisit de partir.
Il y a toutefois cette scène finale, qui à elle seule justifie l’attribution de la récompense cannoise à Kōji Yakusho. Hirayama, face au lever du soleil, fond en larmes, sur les notes de « Feeling Good » de Nina Simone. Par le seul jeu de son interprète, tous les doutes et les souffrances qu’éprouve le personnage remontent à la surface de son visage. Cette scène intervient comme une fulgurance, où soudainement, Hirayama nous apparaît remettre en question son choix de vie. Par la complexité inouïe du jeu de Yakusho, Wenders nous laisse entrevoir tout le spectre d’émotions qui saisissent et tiraillent son personnage, alors qu’il s’apprêtait à se rendre pour une énième fois sur son lieu de travail. C’est sur une esquisse de sourire que nous verrons pour la dernière fois son visage, illuminé par le lever du soleil. Libre alors à chacun d’investir cette scène de son interprétation. Peut-être la lumière signe-t-elle l’aveuglement volontaire du personnage sur sa condition. Ou bien, peut-être la beauté des premières lueurs du jour reflète-t-elle la lueur d’espoir qui ne cessera d’animer Hirayama.
Esther VASSEUR
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