En revenant sur sa propre expérience d’expatrié, Nadav Lapid décroche l’ours d’or à Berlin avec un film follement virtuose.
Yoav (Tom Mercier) débarque à Paris pour fuir Israël, il renonce à sa sa culture d’origine et refoule sa langue maternelle, bien décidé à devenir un vrai Français. Dans une séquence inaugurale matricielle, le film présente les éléments qui vont le composer. Un corps nu, apeuré et frigorifié, qui court, gesticule et se heurte à un espace vide qu’il va bien falloir remplir. Entre gêne, rire et effroi, SYNONYMES se montre à la fois tragique et drôle, autant rageur que follement poétique. Enfin délesté de ses biens matériels, survient la mort symbolique, Yoav renaît à Paris, secouru par Emile & Caroline (Quentin Dolmaire et Louise Chevillotte). Le film peut alors commencer.
Comme son nom l’indique, SYNONYMES, s’appuie sur le langage, voire les langages, pour développer ses thématiques. Yoav refuse de parler l’Hébreux qu’il renie pour gommer une partie de son identité traumatisée. Quelque chose est à purger, expier, purifier, balayer, dégager, épurer. Le jeune homme se lance dans une lecture frénétique du dictionnaire, le film prend alors des allures de poème maximaliste. Nommer les choses jusqu’à en épuiser la langue et en épouser les moindres aspérités. L’éprouver dans son entièreté pour mieux l’apprivoiser.
Yoav refuse de lever les yeux vers la ville, il refuse le regard du touriste qui voit avec ses yeux émerveillés. À la place, il voudrait percer la surface superficielle des lieux pour atteindre leur cœur véritable. C’est de cette obsession dont il est question dans l’utilisation du langage. Le jeune homme arpente les rues inlassablement, suivi par une caméra virevoltante qui par son point de vue refuse l’image d’Épinal. Ces séquences sont ponctuées d’énumérations de mots jusqu’à l’épuisement du sens, il les répète, les décline afin de s’approprier la langue de la même manière qu’il s’approprie la ville.
Chaque personnage est déterminé par une musique littéraire qui lui est propre. Yoav est animé par une vision romantique de Paris et de la France, la langue qu’il emploie, les mots qu’il utilise, sont le reflet de cette quête idéaliste et exaltée. Émile est en quelque sorte le reflet déformé de Yoav, personnage mélancolique, désabusé et prisonnier de sa vie de petit bourgeois qui nourrit en secret de modestes ambitions d’écrivain. L’amitié entre les deux hommes vire au pastiche romanesque, Quentin Dolmaire parle comme dans un vieux film de Truffaut et Louise Chevillotte n’est que l’incarnation d’un songe désenchanté. Miné par une grande précarité, la fascination de Yoav pour Paris s’étiole peu à peu.
Et lorsque le jeune exilé renoue avec ses compatriotes expatriés, c’est tout un pan du passé qu’il cherchait à fuir qui ressurgit pour troubler sa mutation identitaire. La langue maternelle qui réapparaît le replonge dans ses problématiques névrotiques. Le langage devient martial, dans une injonction guerrière obsessionnelle. Le traumatisme de la guerre, c’est le véritable pivot autour duquel le film s’articule. Car ce mécanisme radical d’acculturation ne peut être que la réaction d’une profonde blessure psychique. Film après film, les cinéastes Israéliens semblent se saisir de cette question du poids de la guerre qui pèse sur les épaules des jeunes générations. Dans Foxtrot, Samuel Maoz s’emparait frontalement du sujet pour dépeindre une société Israélienne marquée par les stigmates des conflits successifs. Avec le traumatisme de la Shoah en héritage et les prédispositions mentales au sacrifice guerrier, le film opère un glissement vers la folie douce et la poésie, pressenties comme unique échappatoire possible.
Le corps et la langue fonctionnent dans une forme de dualité. Si le langage est la partie malléable de l’identité, que Yoav cherche à refaçonner. Le corps apparaît comme immuable, il porte en lui le souvenir de la guerre. À la fois maltraité, malmené, parfois torturé, il devient un terrain de conquête, objet de désir et de fascination. C’est un corps qui parle, gesticule, percute, se heurte et se met à l’épreuve de lui même. Mais Nadav Lapid utilise aussi cette silhouette de héros Grec, à la fois bestiale et érotique, pour convoquer l’épisode d’Hector de l’Iliade. En faisant appel à cette iconographie antique, le réalisateur dessine le destin tragique d’Israël qui fait planer sur ses enfants l’ombre de l’éternel sacrifice.
Puis arrive la désillusion face à une ville et un pays qui révèlent un coeur fade et vidé de tous les fantasmes qu’ils véhiculent. La relation triangulaire Yoav-Emile-Caroline s’épuise d’elle même par sa décevante banalité. Où qu’il aille et malgré la flamboyance des ses costumes, le jeune Israélien ne parvient pas à échapper à son identité. Dans des séquences de cours de citoyenneté absolument drôlissimes, Nadav Lapid met en évidence le décalage entre une désolante réalité et la quête illusoire du jeune idéaliste. Face à cette terrible évidence, il ne reste plus à Yoav que la fougue d’une poésie absurde pour ré-enchanter un monde dévitalisé et sans panache.
Avec ce film, il est possible de reconnaître au réalisateur Israélien une certaine filiation avec The Square de Ruben Östlund. Il y a quelque chose de similaire dans la manière de dépeindre l’embourgeoisement moral de la vieille Europe. L’utilisation d’un humour à froid, parfois grinçant, dans une mise à distance très contemporaine. La folie qui se déploie à l’intérieur de la mise en scène poussent certaines séquences jusqu’à l’absurde. Sans oublier le travail sur la durée des scènes et leur développement imprévisible. Tout un dispositif qui rappelle aussi Toni Erdmann de Maren Ade dont la présence au générique en qualité de coproductrice n’est évidemment pas anodin.
Hadrien Salducci
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• Réalisation : Nadav Lapid
• Scénario : Nadav Lapid, Haïm Lapid
• Acteurs principaux : Tom Mercier, Quentin Dolmaire, Louise Chevillotte
• Date de sortie : 27 mars 2019
• Durée : 2h03min