En 2024, Brady Corbet fait grand bruit au sein de l’industrie hollywoodienne avec son troisième long-métrage ambitionnant la peinture d’une large fresque américaine de plus de 3 heures. The Brutalist, le récit d’un architecte visionnaire juif fuyant l’Europe d’après Seconde Guerre Mondiale pour se refaire aux Etats-Unis. De grandes ambitions (peut-être démesurées) mais qui ont de toutes évidences su convaincre la critique (Oscar du meilleur acteur, Golden Globe de la meilleure réalisation,…) et de nombreux cinéphiles dans le monde.
Mais même avant ce succès sans détour, le cinéaste américain s’attaquait déjà aux limites du « rêve américain » et de l’« american way of life », deux concepts qui présentent les États-Unis comme une terre d’accueil et d’égalité des chances. Moins ambitieux dans sa forme, mais tout aussi tranchant sur son fond, VOX LUX suit l’ascension fulgurante et tragique, d’une ado transformée en icône pop à la suite d’un drame. Un conte moderne, acide et dérangeant sur l’Amérique qui recycle ses blessures en produits culturels.
Vox Lux, une starification cathartique américaine malsaine
Alors qu’elle n’a que 13 ans, Celeste se retrouve entre la vie et la mort à la suite d’un attentat perpétré par un de ses camarades de classe. La jeune fille fait partie des rares survivantes du massacre et décide, avec sa sœur, de composer et interpréter une chanson sur son expérience qui, très vite, va devenir un hymne d’espoir. Celeste se retrouve emportée par une effervescence américaine qui la propulse au rang d’icône de la pop.
Mais c’est précisément à l’intérieur de ce récit parfait que le propos se corse. Ce que le public voit comme un exemple de résilience n’est en fait qu’une mise en marché du malheur. Le destin de Celeste devient celui de faire-valoir, le moyen de faire oublier une tragédie bien réelle. La jeune fille n’est pas célébrée malgré le drame, mais grâce à lui.
La caméra n’épargne rien au spectateur, ni le sang, ni les cris, ni les corps. Tout est montré avec une brutalité déconcertante. Des travellings, des close-up et une froideur qui annonce dès le début un détachement vis à vis des évènements. Tout cela n’est en fait que le début d’une déshumanisation lente d’une petite fille, arraché à sa jeunesse, pour panser les plaies vives d’une Amérique en deuil.
Une enfance qui passe à la trappe
La survie de Celeste la rend paradoxalement plus vulnérable. Elle l’oblige à intégrer un monde d’adulte à un âge où elle est encore incapable de tout en comprendre. Avec ça, le besoin « d’imiter les grands », (contrats, tournées, jetlags et parentalité). Celeste se noie sous les nouvelles responsabilités. Elle perd de son innocence et les obligations liées à sa carrière l’obligent à grandir rapidement.
La mise en scène souligne frontalement la cage dorée qui se referme sur les épaules de la jeune star – des superpositions de corps acculés, des champs et contrechamps serrés et de longs travellings qui invisibilisent le monde extérieur.
Devenue adulte, Celeste est confrontée violemment à la frustration de ne pas avoir pu évoluer comme les autres enfants de son âge. Maintenant que la vie d’artiste est devenue son quotidien, elle chasse la régression vers une enfance primitive irresponsable. Après une interview, la femme de 31 ans rentre dans sa chambre et se lance dans une bataille d’oreiller et d’alcool avec son manager.
Cette scène résume bien l’ambiance d’un deuxième acte où les priorités de Celeste se mélangent et les pulsions réprimandées par son début de carrière précoce ressurgissent de manière pathétique et décalée. Écartée à son image innocente, ses parents et ses origines sont occultés du film au profit d’une figure d’autorité floue et inquiétante.
Une figure de substitution parentale
Un des éléments contribuant à cette évolution précoce vers l’âge adulte est l’invisibilisation des parents de Celeste. Substitués à leur image, celle du manager (interprété par Jude Law), personnage dont les frontières ne sont jamais réellement définies et qui oscille entre figure d’autorité restrictive et figure amicale.
Une amitié qui met souvent mal à l’aise, dû à l’écart d’âge et la quasi-omniprésence du personnage dès les 14 ans de Celeste. L’origine inconnue du personnage de Jude Law et son apparition immédiatement acceptée renforce cette idée de danger latent. Comme un Big Brother, revisité par l’Amérique pour contrôler sa poule aux œufs d’or.
Une figure de substitution à la parentalité et une starification immédiate qui ne sont d’ailleurs pas sans rappeler le début de carrière de Natalie Portman (May december, My blueberry nights), qui joue Celeste adulte. Elle-même révélée à l’âge de 13 ans au cinéma dans Leon réalisé par Luc Besson. Un film qui, bien qu’encensé par la critique, divise pour son caractère moralement flou et sa relation « enfant-adulte » qui questionne les mœurs.
Derrière le rideau de l’Amérique
Finalement, VOX LUX se révèle bien plus vicieux que le laisse entrevoir son pitch idyllique. Il montre les coulisses d’une industrie américaine où seul le rêve est admis et dans laquelle l’humain n’est pas beaucoup plus qu’un produit à vendre. Des icônes fabriquées, consommées et oubliées à la chaîne.
Brady Corbet décrit, à qui veut l’entendre, un pays qui ne sait pas guérir autrement que par le divertissement. Un démantèlement de l’image, de la réussite et des citations inspirantes. L’expression « Fake it until you make it », en français « Fais semblant d’aller bien et tout ira bien », prend tout son sens.
Etienne SCHNEIDER