LA NUIT A DÉVORÉ LE MONDE

[CRITIQUE] LA NUIT A DÉVORÉ LE MONDE

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Les feuilles mortes se ramassent à la pelle, les morts-vivants et les regrets aussi. Dominique Rocher le prouve avec LA NUIT A DÉVORÉ LE MONDE, film de zombies français, ou plus précisément parisien.

Des critiques sont souvent partis d’un postulat décourageant selon lequel le cinéma fantastique peinait à imprimer l’inconscient collectif du cinéma français, parce que son décor était incompatible avec la crédibilité que le spectateur accorde d’ordinaire aux figures horrifiques anglo-saxonnes. Cette théorie qu’on appelait jusqu’alors « le problème du décor français », semble battu en brèche depuis quelques mois par une nouvelle génération de cinéastes qui utilise de manière judicieuse les moyens à sa disposition, tout en misant sur le fait que le public est déjà familier des codes et des conventions des genres et sous-genres investis, et qu’il n’est plus dès lors question de fournir des ersatz des modèles hollywoodiens pour garantir un spectacle crédible et intense.

En cas d’apocalypse, le cinéma nous a appris qu’il existait deux écoles de survie : s’abriter en lieu sûr et ne pas bouger, ou tracer la route sans s’attarder nulle part. LA NUIT A DÉVORÉ LE MONDE choisit la première option dans un Paris ravagé par une épidémie zombie; comme quoi être français ne suffit plus aujourd’hui à échapper aux menaces du cinéma du genre. Ce parti-pris proche du huis clos, permet justement de situer l’action dans un contexte parisien, tout en justifiant que l’intime l’emporte le plus clair du temps sur le spectaculaire. Qui dit zombie, dit sentiment d’oppression ? Pas nécessairement, puisque le parti-pris de Dominique Rocher réside justement dans la déconstruction de la formule habituelle du genre, où une existence paisible et bien ordonnée se retrouve parasitée, pour ne pas dire cannibalisée par le désordre, la fureur et le vacarme des ordres macabres.

Photo du film LA NUIT A DÉVORÉ LE MONDE

Le film commence par placer Sam, le protagoniste au milieu d’une fête, où il doit lutter dans le décor étroit d’un appartement bondé de noceurs, pour rester dans le cadre. Les vivants, eux aussi, peuvent être parfois terriblement encombrants. Puis la nuit passe, et à son réveil, Sam découvre que les morts ont remplacé les vivants et que le silence du jour nouveau a pris sa revanche sur le brouhaha de la soirée. Étrangement, là où on attend de teintes ternes, des lumières froides ou accablantes, là où habituellement ce type de récit appelle une image granuleuse, LA NUIT A DÉVORÉ LE MONDE baigne dans une douce lumière automnale et des couleurs plutôt chaudes. « La Nuit » a toujours était l’invitée d’honneur du cinéma fantastique, comme le prouve sa présence éminente dans les titres de films d’infectés (La Nuit des morts-vivants, La Nuit des fous vivants, tous deux signés George A. Romero). Ici, même si la lumière du jour a survécu à l’apocalypse, la nuit marque à jamais le monde de son empreinte ; elle y reste en surimpression comme un requiem subliminal.

Sans grande surprise, après l’hébétement de Sam suit une phase d’exploration de l’immeuble dans lequel le protagoniste est reclus. Force est de reconnaître que s’il s’agit là d’un exercice usité du genre, cette progression en territoire hostile est servie par un travail exceptionnel sur le son, notamment pour ce qui est hors-champ, donnant ainsi donnant vie et rage à l’environnement autour du décor où l’action est circonscrite. Dans cette réappropriation du décor quotidien et banal, notre héros va jusqu’à s’autoriser des parenthèses de plaisir décadent et de défoulement nerveux, soupapes aux zones de tensions régulières du récit, qui ne sont pas s’en rappeler les mauvaises manières délectables de l’enfant livré à lui-même dans Maman, j’ai raté l’avion.

Alors certes, ne plus ressentir les regards de ses pairs sur soi, ça a du bon, mais à la longue la solitude l’emporte sur le moral de Sam, et c’est bien là que s’immisce toute la mélancolie de LA NUIT A DÉVORÉ LE MONDE. Il faut relever deux détails fort à propos concernant Sam : d’une part celui-ci est prisonnier d’un immeuble qu’il était censé quitter suite à une rupture amoureuse; de l’autre, son interprète Anders Danielsen Lie ne cherche pas à gommer son accent norvégien. Soit deux indices qui laissent à penser qu’apocalypse ou pas, Sam n’est plus à sa place à Paris, certainement loin de sa famille et de ses proches. On entre ainsi en empathie avec un personnage confronté plus que jamais à sa singularité, à son individualité qui apparaît presque comme une anomalie, car le monde semble uniformément mort et lui anormalement vivant. Quel paradoxe génial dans ce contexte, que la présence du zombie joué par Denis Lavant, que Sam traite quasiment en ami et qui pourtant souligne d’autant plus sa solitude.

Photo du film LA NUIT A DÉVORÉ LE MONDE

En adaptant le roman éponyme de Pit Agarmen, Dominique Rocher s’est risqué à un exercice dramaturgique qui appelle avant tout le nihilisme, où le dernier survivant ne serait en fin de compte que l’exécuteur testamentaire du monde. Dès lors, on peut s’attendre à une logique dans le récit qui mène irrémédiablement le protagoniste comme le spectateur, vers une forme impitoyable de désespoir, une démonstration par l’absurde que ce qui ne fait pas encore partie de la mort, appartient déjà à la déchéance et au mortifère. C’était sans compter sur le souffle de vie qu’insuffle la musique de David Gubitsch, riche en voix humaines, faisant correspondre à chaque humeur du film, sa scène musicale. Dans cet univers de silence trompeur, on perçoit ainsi de la rage, de la détresse, et des moments de poésie impromptue, comme lorsque Sam transforme des objets du quotidien en percussions. On reste interloqué devant ses instruments insolites comme devant leur musicien, dans un monde où les existences sont orphelines de leurs langages et de leurs fonctions.

Arkham

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Réalisation : Dominique Rocher
Scénario : Guillaume Lemans, Jérémie Guez et Dominique Rocher, d'après le roman de Pit Agarmen
Acteurs principaux : Anders Danielsen Lie, Golshifteh Farahani, Denis Lavant
Date de sortie : 7 mars 2018
Durée : 1h34min
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