O-BI, O-BA – LA FIN DE LA CIVILISATION

Cinéma(s) du monde #4 : les désillusions de Piotr Szulkin

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Chaque dimanche dans Cinéma(s) du monde, nous revenons sur un mouvement, un artiste ou un genre cinématographique que le temps a injustement oublié. Non pas à travers un simple cours d’histoire, mais par le biais de l’analyse politique, poétique et esthétique d’un film d’exception tout aussi méconnu, représentatif ou révélateur du courant ou de la filmographie mis à l’honneur. Cette semaine, redécouverte du cinéaste polonais Piotr Szulkin, réalisateur à l’oeuvre dense et malheureusement ignorée, à travers son film d’anticipation post-apocalyptique O-bi, O-ba – la fin de la civilisation (1984).

Le cinéma polonais a connu, en raison du statut de Démocratie populaire de la Pologne de 1944 à 1989, une histoire assez similaire à celle du cinéma soviétique : censuré par le régime, des auteurs marginaux comme Krzysztof Kieślowski (Le Décalogue, 1988), Andrzej Munk (La Passagère, 1963) ou Andrzej Wajda (Cendres et diamant, 1958) vont émerger en opposition idéologique subtile au système. C’était d’ailleurs Piotr Szulkin lui-même (sujet de cet article) qui disait à ce propos que la censure avait forcé tous ces cinéastes à transcender l’évidence par l’allégorie.

Dans la seconde moitié des années 70 va apparaître un courant éphémère mais important dans l’histoire du cinéma polonais : le « cinéma de l’inquiétude morale », mouvement dissident composé notamment de Kieślowski, Wajda, Holland et Zanussi, dont les thèmes principaux systémiques étaient le conformisme et l’emprise tentaculaire du pouvoir totalitaire. Arrêté net par la mise en place de la loi martiale dans tout le pays à la fin d’année 1981, le cinéma de l’inquiétude morale va cependant profondément métamorphoser l’art polonais en plus de définitivement instaurer une tradition politique dans celui-ci. Fait important aussi, ce mouvement très apprécié des festivals étrangers va éclipser l’œuvre pourtant monumentale de l’un de ses contemporains, resté à l’écart de ce groupe d’artistes en colère : Piotr Szulkin, réalisateur de nombreux films (notamment de genre) dans les années 70 et 80, qui semblent d’ailleurs enfin être en voie de réhabilitation, trente ans après.Photo du film O-BI, O-BAEntre 1979 et 1985, Szulkin réalise une « tétralogie » de films de science-fiction post-apo. Quatre pamphlets sociaux déguisés derrière des aventures d’hommes artificiels (Le Golem, 1979), d’invasion martienne (La Guerre des mondes : le prochain siècle, 1981), de société-bunker à la Fallout (O-BI, O-BA – LA FIN DE LA CIVILISATION, 1984) et de colonisation spatiale (Ga, Ga – gloire aux héros, 1985). Ils sont tous, à juste titre, considérés comme les points culminants de sa carrière, notamment pour leur nature métaphorique passionnante : tous sont des témoignages d’un état social de la Pologne au moment de leurs sorties respectives, traitant autant du communisme que de la résistance idéologique.

L’amertume a toujours été au centre du travail de Szulkin – c’est d’ailleurs celle-ci qui semble l’avoir fait arrêter le cinéma (son dernier film, Ubu roi, est sorti en 2004 – il est depuis enseignant à l’école de cinéma de Łódź), se découvrant autant handicapé par l’ingérence créative du régime capitaliste qu’il ne l’était déjà par le régime communiste. Un medium qu’il voit donc désormais comme une utopie perdue.

Cette idée d’utopie est l’un des thèmes centraux de O-BI, O-BA : dans celui-ci, les survivants d’une guerre nucléaire se sont depuis longtemps réfugiés dans un dôme. Alors que ce dernier tombe en ruine, les habitants attendent la venue d’un vaisseau spatial, l’Arche, censé les secourir. Soft, l’un des cadres de l’abri, est assailli de doutes.

La métaphore est criante. Ce récit d’un peuple se réfugiant dans un système apparemment salvateur mais que le temps et la corruption ont effrité fait évidemment référence au régime communiste. Un peu à la manière du Brazil de Terry Gilliam (avec lequel il partage d’ailleurs son année de sortie et une identité visuelle très semblable), dans lequel on aurait remplacé la satire grinçante de la bureaucratie occidentale par celle du communisme tentaculaire, O-BI, O-BA caricature son paradigme politique, faisant de ses figurants des moutons robotiques, lobotomisés et anonymes, véritable décor social de ce microcosme à l’avenir incertain.Photo du film O-BI, O-BAMais au fond, ce qu’il y a de plus passionnant à propos d’O-BI, O-BA, c’est cette fameuse Arche attendue par le peuple du dôme. On ne peut limiter le film de Szulkin à une seule interprétation, et c’est de là que découle toute sa puissance évocatrice : il y a l’analyse religieuse, bien sûr, où ce dôme serait une diatribe contre le dogme sacré, notamment chrétien. Il y aurait aussi, et c’est là que le long-métrage de Szulkin prend véritablement une dimension vertigineuse, un constat amer (et presque visionnaire) du capitalisme.

Dans cette relecture de O-BI, O-BA, les habitants du dôme seraient donc dans l’expectative de ce sauveur, le capitalisme, solution de remplacement qui les arracherait à leur misère. Toute l’ambivalence qui règne autour de ce bienfaiteur lointain, venu des cieux, pose des questions très complexes sur l’état du monde et de la politique, du chemin sans issue emprunté par les systèmes en place, dans tous les cas tortionnaires et geôliers d’une population muette – et souvent très naïve. L’herbe est toujours plus verte chez le voisin, alors que ce sauveur qui n’en est pas vraiment un se fait attendre, alors que l’humanité est en cendres et à l’agonie, repoussant l’échéance de sa tragique fatalité. Szulkin rapporte la folie des hommes, sans vraiment soulever une solution quelconque – ni anarchiste, ni antisystème, O-BI, O-BA est avant tout désabusé.Photo du film O-BI, O-BADéjà dans son La Guerre des mondes, sorti quelques années plus tôt, Szulkin prenait un recul assez surprenant sur l’engagement politique de ses contemporains. Il y condamnait fortement la rébellion armée, militant davantage pour le pouvoir du verbe. Plus tard, en 1997, son adaptation télévisée de la pièce de théâtre La Résistible Ascension d’Arturo Ui de Bertolt Brecht peignait un portrait plus actuel de la Pologne post-1989, tout aussi désenchanté que ses premiers films quant à l’état de son pays. C’est là toute l’ambiguïté du personnage : éternel mécontent, éternel critique, éternel contestataire, caricaturant sans relâche le monde qu’il observe sans distinction d’étiquette ou de motivations.

Redécouvrir Szulkin, c’est redécouvrir l’un des cinéastes les plus complexes et énigmatiques de son temps. Farouche parmi les hors-la-loi, kafkaïen sans espoir, aussi déprimant que brillant, il peut aussi se vanter d’avoir trouvé l’absurde équilibre entre la SF pulp, Cronenberg, Tarkovski et Godard. O-BI, O-BA c’est le témoignage quasi-autobiographique d’un homme se rendant compte que tout n’est qu’utopie, et que les alternatives sont parfois tout aussi cauchemardesques que le monde en place. Si Kieślowski était inquiet, tentant de tourner le volant pour éviter le mur ; Szulkin, lui, cherche encore la marche arrière.

KamaradeFifien

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Titre original : O-bi, o-ba. Koniec cywilizacji
Réalisation : Piotr Szulkin
Scénario : Piotr Szulkin
Acteurs principaux : Jerzy Stuhr, Krystyna Janda, Mariusz Dmochowski, Marek Walczewski
Date de sortie : 28 janvier 1985
Durée : 1h25min
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