Les Dupes

Cinéma(s) du monde #6 : Tawfik Saleh, l’égyptien en exil

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Chaque dimanche dans Cinéma(s) du monde, nous revenons sur un mouvement, un artiste ou un genre cinématographique que le temps a injustement oublié. Non pas à travers un simple cours d’histoire, mais par le biais de l’analyse politique, poétique et esthétique d’un film d’exception tout aussi méconnu, représentatif ou révélateur du courant ou de la filmographie mis à l’honneur. Cette semaine, Les Dupes (1972) de Tawfik Saleh, cinéaste exilé.

Le « film en exil » est, au fil des décennies, presque devenu un genre en soi. L’artiste hors de son cocon, en terres étrangères, inexplorées : l’exemple le plus célèbre, c’est bien sur le Nostalghia de Tarkovski. L’exil, il peut être personnel ou politique – dans le cas de l’égyptien Tawfik Saleh, sa cause était la censure.

Tawfik Saleh a réalisé seulement sept films. Cinéaste engagé contre l’injustice sociale, ses films sont plutôt appréciés par Nasser mais cela ne peut empêcher l’interdiction ou la modification non-consentie de ses longs-métrages pour des raisons religieuses ou politiques. Pour son sixième, LES DUPES, sorti en 1972, sa frustration le motive à quitter son pays. Il trouve des financements en Irak pour tourner en Syrie un film sur des palestiniens en fuite, réalisant donc ainsi l’un des plus grands films panarabique pour l’occasion.

Saleh s’est toujours dit un étranger. « Toujours, je suis un étranger ; un étranger et c’est mon destin … Je suis dans une société que j’approuve, mais qui ne m’approuve pas. » Étranger des règles, peut-être, étranger de la tenue, étranger de la cruauté. Ce rapport compliqué à la différence, à la marginalité, mais surtout à l’exil, il traverse LES DUPES de part en part.

Le réalisateur égyptien compose avec sa propre histoire. L’histoire de LES DUPES, elle est plutôt simple : son sujet indirect, c’est le Nakba, mot se référant à l’exode des populations palestiniennes suite à la guerre israélo-arabe de 1948. On y suit donc trois hommes, sans travail et sans avenir, tentant de fuir leur pays par la Syrie. Le parallèle avec Saleh est évident : d’exode à exil, il n’y a qu’un pas, et c’est ainsi que son travail prend toute sa dimension de mise en abyme.
Photo du film LES DUPES

L’injustice que critique tant Saleh le concerne alors plus que jamais : cette injustice, elle devient la sienne, et même si LES DUPES s’intéresse à des sujets historiques forts, c’est ce double-discours qui met en parallèle la mort de l’homme et la mort de l’artiste, l’oppression physique et l’oppression intellectuelle, la quête de liberté vitale et créative, qui finalement donne au film de Saleh une complexité méta-artistique absolument fascinante.

On pense à Le Saleur de la peur – comme dans le film de Clouzot, une majeure partie de Les Dupes suit ses personnages en plein territoire hostile à bord d’un camion – mais Saleh est un auteur très différent : on lui donnera souvent le statut de fondateur du « réalisme égyptien » (vrai-faux mouvement peu défini assez proche du néoréalisme italien), notamment de par son approche fondamentalement sociale de l’objet filmique.

Saleh aime les cycles, la répétition. LES DUPES ressemble à un éternel retour, où différentes images, dialogues et plans viennent hanter le cadre. Le décor est primordial, car le décor est collectif – et ce ne sont pas des destins individuels que filme Saleh, mais bel et bien un chemin de groupe. Ses trois personnages principaux se répondent sans se voir, formant un équilibre synergique effaçant les caractéristiques individuelles au profit d’une allégorie de la situation d’une nation en déroute : chacun à leur façon symbolise la détresse du peuple palestinien depuis la fondation d’Israël ; trois générations, trois corps de métiers, trois parcours et trois visages.

Photo du film LES DUPES

Une détresse façon au vol de leurs terres, face à l’ignorance de ses voisins quant à cette situation, ou encore face aux différends internes au peuple palestinien. Il s’agit d’un sujet compliqué et polémique, encore aujourd’hui – mais bien davantage que de simplement juger de la politique israélienne (il le fait, mais avec parcimonie), Saleh adopte un point de vue placé en bas de la chaîne, déconnecté de tout pamphlet antisioniste. Ici, personne n’est tout blanc ou tout noir, les motivations mêmes des protagonistes palestiniens étant très largement ambiguës.

C’était là toute la complexité discursive de LES DUPES : traiter d’un sujet où des opinions aussi tranchées coexistent souvent, ici la question israélienne, c’est un risque. Saleh l’évite en traitant davantage de l’impact que de l’action et de ses motivations. Une ligne directrice d’autant plus logique qu’elle témoigne des obsessions artistiques du réalisateur : l’humain comme réceptacle de problématisations politiques. C’est d’ailleurs là la grande originalité du cinéaste, réaliste et pourtant si métaphorique dans son écriture, chaque personnage a un sens chez Saleh et c’est surement pour cela qu’il avait toujours refusé cette étiquette de Rossellini égyptien.

Saleh est un point de départ. Il est l’un des premiers grands cinéastes du monde arabe postcolonial, courageux dans son approche morale à base d’avidité et de corruption, visionnaire dans sa façon de marier le décor au personnage ; à l’image de ce premier plan, inoubliable, où un homme se rapproche de la caméra en marchant dans le désert. Mais la particularité de ce LES DUPES, son chef d’œuvre, c’est que Saleh n’y parle plus que de sa pensée presque antisystème : il met un peu de lui-même, de ses problématiques d’artistes. La création rencontre le message, et c’est fascinant.

Un « film en exil », ce n’est au fond pas seulement un film qu’un cinéaste réalise à l’étranger. Un « film en exil », c’est un savant mélange de mélancolie et de reconfiguration. Peindre un autre décor, alors qu’on a quitté le précédent à contrecœur, c’est une proposition de cinéma pleine de possibilités – plus qu’un choc des cultures, c’est un défi d’imaginaire. Plus qu’une complexité, c’est une opportunité de se confier intimement. Pour en revenir à Nostalghia, pour rappel, il était lui aussi le plus autobiographique des films de Tarkovski.

KamaradeFifien

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Titre original : المخدوعون (Al-Makhdou'Oun)
Réalisation : Tawfik Saleh
Scénario : Tawfik Saleh d'après Ghassan Kanafani
Acteurs principaux : Mohammed Khier-Halaouani, Abdul Rahman al-Rachi, Bassam Abou Ghazala
Date de sortie : juillet 1973
Durée : 1h47min
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