Pourquoi Bodhi-Dharma est-il parti vers l'Orient ?

Cinéma(s) du monde #9 : Amateurs !

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Chaque dimanche dans Cinéma(s) du monde, nous revenons sur un mouvement, un artiste ou un genre cinématographique que le temps a injustement oublié. Non pas à travers un simple cours d’histoire, mais par le biais de l’analyse politique, poétique et esthétique d’un film d’exception tout aussi méconnu, représentatif ou révélateur du courant ou de la filmographie mis à l’honneur. Cette semaine, plongée dans le plus incroyable long-métrage amateur de tous les temps, Pourquoi Bodhi-Dharma est-il parti vers l’Orient ? (1989) du sud-coréen Bae Yong-kyun.

La popularisation progressive des outils vidéo, surtout à partir des années 60, ouvre de nouveaux champs à l’image-mouvement : soudain, ce ne sont plus seulement des films de cinéma, mais également tout une multitude de films et de vidéos dits « amateurs ». Des souvenirs de vacances aux courts-métrages réalisés avec trois bouts de ficelle… Aujourd’hui, cet amateurisme s’est perfectionné, et il occupe désormais une telle place dans la production audiovisuelle (notamment à travers YouTube) qu’il semble maintenant impossible de différence professionnalisme et amateurisme. Le souvenir de vacances devient cadré, Snapchat et Instagram ont démocratisé la colorimétrie, et les logiciels de montage sont plus facilement accessibles que jamais. La définition de ce qui relève de l’amateur (et même de ce qu’est l’« amateur ») en devient d’autant plus floue : cet article s’essaiera à une tentative de définition.

Mais en 2017 encore, il semble encore improbable de passer au long-métrage, même par le biais de financements participatifs, notamment pour des raisons de temps. Un film de plus de 90 minutes, cela prend des mois, voire des années : le temps nécessaire à l’écriture, au tournage ou au montage est décuplé en conséquence. Ce n’est pas un hasard que, dans la multitude des festivals de cinéma existants, s’il y en a bien destinés aux courts amateurs, il n’y en a pas pour les longs.

On parle trop peu du cinéma coréen pré-2003 : de Kim Ki-young (La Servante, 1960) à Jang Sun-woo (A Petal, 1996), autant de cinéastes souvent ignorés au profit des Bong Joon-ho et consorts. Bae Yong-kyun, lui, est un professeur. Peintre à ses heures perdus, il se lance au début des années 80 dans un projet fou : lui n’a pas peur de faire un long-métrage, et il va en faire un. Tout seul, sans techniciens, sans financements.

Photo du film POURQUOI BODHI DHARMA EST-IL PARTI VERS L'ORIENT ?

Pendant sept ans, il va s’atteler à cette tâche. Sur POURQUOI BODHI-DHARMA EST-IL PARTI VERS L’ORIENT ?, il porte à la fois les casquettes de réalisateur, de scénariste, de producteur (le seul et unique), de distributeur, de monteur, de chef opérateur et de cadreur. Un travail de titan pour un film de presque deux heures et demie, récompensé d’un Léopard d’or à Locarno en 1989, d’une sélection à Un Certain Regard la même année, et d’une distribution aux États-Unis, une première à l’époque pour un film coréen.

Dans un monastère reculé en Corée, trois hommes vivent reclus : un vieux moine spécialiste du zen, se rapprochant lentement de la mort, son apprenti, plus jeune, et un orphelin à l’aube de sa vie. Trois facettes d’un même homme hypothétique, trois étapes d’une même vie : on n’est pas loin du Printemps, été, automne, hiver… et printemps de Kim Ki-duk, et ce pas seulement à cause de leurs titres à rallonge. En s’intéressant à ces trois âges, Bae dresse le portrait d’une initiation spirituelle : la découverte, les questionnements, et la sagesse. Mais ce dont parle vraiment POURQUOI BODHI-DHARMA EST-IL PARTI VERS L’ORIENT ?, au fond, c’est de la vie et de la mort : en tant que cycle, tout d’abord, mais également en tant qu’expériences vaines.

On pense à Tarkovski, pour ce rythme que Bae donne à son œuvre, ce montage semblable à un ruisseau, ce temps onirique qu’il installe avec le spectateur : mais là où les films du cinéaste russe étaient semblables à des poésies, POURQUOI BODHI-DHARMA serait plutôt une méditation. Le film s’imprègne de celui qui le regarde, s’écrit subtilement, pour finalement devenir une sensation plutôt qu’un simple objet artistique. Il reste, ensuite, tel un souvenir avec le spectateur. Il s’installe comme une caresse, comme le plaisir d’un silence en forêt : car oui, le film de Bae n’est pas très bavard – il serait même presque muet. Les mots sont images, et les images deviennent des émotions d’une rare pureté.

Photo du film POURQUOI BODHI DHARMA EST-IL PARTI VERS L'ORIENT ?

C’est là l’élément décisif de la réussite extraordinaire de POURQUOI BODHI-DHARMA : le bouddhisme n’est pas qu’un sujet, il devient un outil, il devient caméra, il devient contemplation. Plutôt que de simplement filmer le zen, Bae en fait sa démarche artistique et compose son film selon cette philosophie, qui en devient alors un témoin profond, émouvant et vibrant ; en résulte un chef d’œuvre méconnu, mélancolique et doux, dévoilant par petites notes le chemin de croix psychique de ses personnages, mais aussi celui de son réalisateur. Car oui, POURQUOI BODHI-DHARMA est autobiographique : Bae dévoile ses obsessions, ses questions et ses pensées. Un peu comme Scorsese l’a fait dans le récent Silence, les images dressent le visage d’une relation entre un artiste et ses croyances – catholiques dans Silence, bouddhistes dans POURQUOI BODHI-DHARMA.

Coup d’essai, coup de maître. Bae Yong-kyun ne réalisera qu’un seul autre film, The People in White, sorti en 1997, encore une fois en occupant tous les postes possibles et imaginables. Deux uniques longs-métrages en trente ans, probablement tous les deux à classer au plus haut du panthéon cinématographique du Pays du matin calme. Une question centrale peut alors être soulevée : quand un génie aussi talentueux et ingénieux peut créer, à lui tout seul, un monument tel que POURQUOI BODHI-DHARMA EST-IL PARTI VERS L’ORIENT ?, est-il encore sage de parler d’amateurisme ?

Rien dans le film de Bae ne trahit la longueur pharaonique de sa production et le peu de budget investi. Il fut sélectionné dans des festivals tout à fait professionnels, et les acteurs étaient bel et bien rémunérés, de quoi relativiser son statut de film amateur : où s’arrête alors cet amateurisme ? Une définition semble réductive, et elle aurait tendance à enfermer sous cette bannière nombre de créations passionnantes mais bien plus fauchées que le film de Bae. Une bannière qui évoque tout de suite une piètre qualité, loin du professionnalisme du grand écran. Pourtant, c’est YouTube qui semble désormais mener la danse : jamais dans l’histoire de l’image-mouvement la vidéo aura été autant sujette à des expérimentations de la part de milliers de créatifs de l’ombre, entre YTP et mèmes, entre clips et webséries, entre podcasteurs et playthrough. Alors qu’on se plaint plus que jamais du manque d’originalité d’Hollywood, on semble injustement sous-estimer ce vivier foisonnant, aussi inégal qu’infini, aussi bizarre que populaire, aussi brillantissime que merdique. Il ne faut pas avoir peur de le dire, et il serait d’ailleurs temps de réhabiliter ces termes : vive le cinéma amateur, terrain de l’innovation, de la création la plus pure qui soit. Ce n’est pas un hasard que les Spielberg et consorts aient commencé par le Super 8. Le talent, ça ne s’achète pas.

KamaradeFifien

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Titre original : Dalmaga dongjjok-euro gan ggadakeun? (달마가 동쪽으로 간 까닭은?)
Réalisation : Bae Yong-kyun
Scénario : Bae Yong-kyun
Acteurs principaux : Lee Pan-yong, Sin Won-sop, Yi Pan-Yong
Date de sortie : 23 septembre 1989
Durée : 2h25min
4.5

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