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Cinéma fantastique : Coup de cœur pour Les Editions ROUGE PROFOND

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Fondées en 2003, Les Editions Rouge Profond ont au fil des années enrichi leur catalogue d’ouvrages passionnants sur le cinéma fantastique. Parcourons ensemble les publications de cette année : le dyptique Images et Mots de l’horreur de Guy Astic et Shining au miroir de Loig Le Bihan.

Comme on s’aménagerait un sas de décompression entre deux séances dans les salles obscures, il est parfois bon de s’attarder un moment au rayon cinéma d’une librairie. On y découvre alors qu’une minute de métrage peut s’étendre sur des dizaines de pages, des heures entières de lecture, offrant ainsi au septième art la possibilité d’une vie parallèle dans un espace-temps complémentaire. C’est par cette approche enthousiaste que j’ai eu un jour la chance de tomber sur les ouvrages édités par Rouge Profond, nom des plus engageants puisqu’il fait directement référence au cinéma fantastique, par le biais de Dario Argento (Profondo rosso étant le titre original des Frissons de l’angoisse).

Ayant les yeux plus gros que le ventre même lorsqu’il s’agit de nourritures spirituelles, j’ai d’abord prêté attention à l’encyclopédie de 1000 pages, intitulée 100 ans de cinéma fantastique et de science-fiction dans laquelle Jean-Pierre Andrevon, romancier, nouvelliste et rédacteur à L’Ecran Fantastique, compilait plus de 5000 articles relatifs aux genres susnommés. Puis juste à côté du monstre d’Andrevon, dont la couverture à l’effigie de la créature de Frankenstein semble d’ailleurs judicieusement choisie, j’aventurai mon regard sur un autre livre, estampillé du même liseré couleur sang, Rêves et séries américaines : La fabrique d’autres mondes. Un titre qui arrivait à point nommé, à l’heure où les séries télévisées se veulent aussi sensorielles, aussi lynchiennes, aussi oniriques que le cinéma.

En se penchant sur les publications sorties cette année, on perçoit l’objectif des éditions Rouge Profond à placer les films de genre en sujet d’étude riches et pertinents, afin qu’en partant de leur statut iconique dans la culture populaire, ils atteignent la fonction de courroies de transmission polymorphes entre divers arts, écoles de pensées et points de vue sur le monde. Le directeur des éditions lui-même, Guy Astic, met la main à la patte en signant deux recueils intitulés Images et mots de l’horreur, regroupant ses textes sous l’approche de deux décors à analyser ; dans le premier, cas le corps, Outrance et ravissement, dans le second, le territoire, Territoires de l’effroi .

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en couverture, Hellraiser (Clive Barker, 1987)

Pour Outrance et ravissement, Guy Astic a choisi comme fil conducteur la prose démentielle du romancier Clive Barker, qu’il qualifie d’entrée de jeu de « prolifique imagicien » :

Entre exhibition et approfondissement, Barker pratique l’art comme « exercice de cruauté » (Bataille). La trouée physiologique qu’il ne cesse de rejouer rompt avec les formes établies pour mettre en danger les corps, la raison et les perceptions, et permettre des expressions inédites.

On comprend dès lors que l’auteur des Livres de Sang et de Hellraiser soit jugé par Astic comme la figure titulaire capable de structurer les analyses du recueil, sans cesse traversées et mues par les métamorphoses de l’écrit et de l’écran :

Pas de possibilité de nouveaux corps sans la monstration des violences perpétrées pour y parvenir ; pas de nouveaux mondes, de localisations inédites sans dislocation physique, sans instabilités et passerelles organiques jusqu’alors inenvisagées.

Si la carrière de Barker se résume à cinq réalisations et quatre scénarios, Astic en conçoit pourtant la richesse autant que l’intensité :

Le cinéma de Barker ouvre à des mythologies anciennes et modernes qui malmènent l’homme dans sa chair et dans son âme, qui le dissèquent, le laissent béant. Et ce qu’il nous dit et nous montre est à peine supportable parce qu’il n’y a pas de second degré, d’échappatoire ou de récupération possibles. S’imposent, à l’état brut et sans fard, l’horreur et la sombre féerie.

Tels des vers grouillant dans un corps, les extraits de l’œuvre littéraire de Barker sont disséminés à des endroits stratégiques, afin qu’ils se répandent sur l’ensemble du corps du texte et contaminent les œuvres d’autres cinéastes. L’occasion propice pour convoquer le maître du body horror David Cronenberg, et sa fameuse Mouche :

La monstruosité reste relative aux yeux de Cronenberg, puisque normalité et réalité changent constamment de paramètres. La transformation peut être une forme de dépassement. Le mutant abattant certaines barrières de l’humain, La Mouche décrit la relation d’un être à certaines de ses potentialités.

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La Mouche (David Cronenberg, 1986)

Quitte à relier littérature et cinéma, Guy Astic en profite pour prolonger l’exercice jusqu’à une œuvre télévisuelle, Buffy contre les vampires :

La série de Joss Whedon s’est employée à sortir la tuerie du rituel immémorial, pour poser de façon plus problématique la question du meurtre, via des représentations complexes de l’être qui tue, de l’être qui souffre et de l’être voué au trépas.

Et puisqu’il est question du corps dans tous ses états, Outrance et ravissement ose regarder en face l’état de transition entre le monde des morts et celui des vivants, en allant faire un tour du côté de la morgue, lieu de « l’épouvantable entre-deux » où le cadavre apparaît comme « l’en-trop du retrait ».

Autant de possibles narratifs, de sentiers susceptibles de bifurquer ; autant de manières d’insister sur le moment instable de l’après-mort […] En ce lieu froid de dissection ou de stockage provisoire, l’humain ne saurait quitter définitivement la partie.

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en couverture, Misery (Rob Reiner, 1990)

Pour Territoires de l’effroi, Guy Astic choisit une autre figure de proue, Stephen King, dont le besoin de contextualiser géographiquement et culturellement les récits horrifiques, invite à un voyage dans les zones limites, les bouts de mondes, les états transitoires. Et cette exploration inquiète menace constamment de faire virer le voyage à la déambulation, à l’errance voire à la perdition.

Les héroïnes de Stephen King touchent le fond, dans des trous perdus. A certains égards, là se glisse la nouveauté gothique, dans cette intériorisation surdimensionnée, qui enfle la sphère privée jusqu’à en faire le cœur d’un chaos-monde central et marginal, personnel et universel.

En passant du verbe à l’image, la géographie de King pose la question de la représentation de ces « lieux exténués au gothique essoufflé », par lesquels l’écrivain rend compte de la « défabulation ambiante », éloignant l’Amérique contemporaine de ses racines culturelles, symboliques, et narratives :

Dans le quasi-monde gothique traditionnel, tout prend place, sans réduction d’étendue ou véritable disjonction entre le décor et ce qui est amené à y évoluer. Dans les mondes de King en revanche, la non-coïncidence entre le cadre premier et ce qu’on appellera l’espace dramaturgique, ce hors scène qui ne cesse de se déverser dans l’espace scénique, est frappante.

Le voyage cinéphilique se poursuit vers d’autres territoires instables et inquiétants, en se posant quelques instants dans la métropole de Londres, qui, à l’image de la Grande-Bretagne sensible aux appels de la mondialisation malgré son insularité, oscille entre isolement et mise en réseau. Si le nom de la capitale britannique apparaît dans le titre du film d’épouvante de John Landis, Le Loup-garou de Londres, qui déjà réinventait, réagençait, offrait une spatialisation nouvelle à la ville au rythme de la monstration que subissait le protagoniste, d’autres cinéastes de genre(s) ont eux aussi proposé leurs visions hallucinées, cauchemardesques ou révélatrices de la cité.

Tobe Hooper avec Lifeforce :

Londres semble exploser sous la pression des possibles filmiques réunis, devenant le creuset du Mal sous toutes ses formes, tous ses genres.

Ou Christopher Smith avec Creep :

En nous immergeant dans l’underground, Creep brouille les cartes du mal, feuillette ses origines et ses localisations. La créature, L’Autre, n’est pas le seul bourreau ; […] elle est le corps en trop, nié, de la conscience londonienne, la projection difforme de sa culpabilité.

Autre territoire où le cinéma fantastique s’est épanoui, grâce à la génération J-Horror, le Japon a connu au tournant du millénaire une forme de « sarcasme existentiel » insidieusement diffusée par des cinéastes tels que Takashi Miike (La Mort en ligne), Takashi Shimizu (Ju-On) ou Hideo Nakata (Ring).

Les moyens technologiques d’observation, d’enregistrement et de transmission y sont largement mis à contribution pour montrer à quel point l’individu et la société, en entrant dans l’ère du progrès, ont accru leur vulnérabilité. La (sur)médiatisation et le maillage communicationnel ne servent pas à raccorder simplement les gens aux gens, les gens au monde, mais à les câbler directement au mal.

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Ring (Hideo Nakata, 1998)

Diagnostiquant la faillite des schémas communautaires, intégrateurs et relationnels, ces films japonais permettent également le télescopage entre deux époques, deux conceptions temporelles :

Le temps incohérent, capricieux fait se rapprocher les extrêmes, multiplie les chausse-trapes, les représentations qui bâillent entre l’ici et maintenant, et l’immémorial ou l’ancien.

A travers le choix de ses objets d’étude, Guy Astic nous rappelle que la rencontre des espaces et des temps est un phénomène inhérent au cinéma fantastique. Il est donc opportun que le voyage mène le lecteur jusqu’à Los Angeles, cette twilight zone chère à David Lynch, propice aux failles spatiales et temporelles où s’abîment des existences. D’où ce sentiment continu de se retrouver face à des scènes anachroniques, antidatées, comme si Mulholland Drive hésitait entre plusieurs époques.

Lynch prolonge son travail sur l’absence de repos des apparences, investissant frontalement l’univers hollywoodien que ses productions n’ont cessé de frôler jusqu’à présent. Résultat : Mulholland Drive est film habité sur la hantise à la fois essentielle et artificielle suscitée par Hollywood.

Pour Astic, Lynch enregistre le mouvement de figuration et de dé-figuration, « le battement spectral des images-cinéma ». Le jeu constant de Mulholland Drive sur les apparences semble alors poser une question qui figurait déjà dans Sunset Boulevard : Où vont les personnages-acteurs quand ils s’absentent ? Où demeurent-ils en souffrance ?

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Publié au mois de juin, Shining au miroir s’enfonce également dans les méandres du cinéma fantastique en se consacrant à un seul sujet d’étude, le chef-d’œuvre fascinant de Stanley Kubrick. Pour tenter de se frayer un chemin dans ce labyrinthe filmique, l’auteur Loig Le Bihan est contraint d’aborder l’œuvre autant que ses reflets dans le miroir (le roman originel de Stephen King, l’adaptation télévisuelle de Mick Garris), en concédant une place à chaque type d’approche, à chaque possibilité d’interprétations notamment par la sémiologie, par l’analyse du dialogue du film avec l’histoire du vingtième siècle. Il en résulte un ouvrage à la minutie et à la densité d’informations exceptionnelles, où l’on perçoit comme rarement la profusion et l’interpénétration progressive des intentions placées dans le projet :

La scénariste Diane Johnson manifestait un penchant pour les racines fabulaires du genre quand Kubrick optait de plus en plus résolument pour l’étrange, et bientôt pour l’étrangement inquiétant. D’un côté, Bettelheim ; de l’autre, Freud.

Le Bihan remonte ainsi le fil des intentions et des transformations qu’elles ont causées à la construction architecturale du film, l’ensemençant d’une multitude de détails qui invite le spectateur à la surinterprétation :

La surinterprétation me semble également la voie la plus adaptée pour rendre compte d’un film certes encore déterminé par la logique d’un récit et d’une vraisemblance fictionnelle, mais comportant de nombreuses « plages » d’indétermination qui témoignent de sa complexité […]. La surinterprétation est nécessaire dès lors que l’œuvre manifeste une logique immanente impliquant une constellation, c’est-à-dire un « ensemble discontinu et limité se déterminant mutuellement. »

Aux amateurs de cinéma fantastique qui, après un programme aussi généreux, auraient encore l’appétit de quelques saines lectures, je conseillerai de consulter le catalogue de Rouge Profond, riche de réjouissances diverses telles que : Guillermo del Toro. Des hommes, des dieux et des monstres, Joe Dante. L’art du jeu, Álex de la Iglesia La passion de tourner, ou encore Les Intégrales Midi-Minuit Fantastique… : http://www.rougeprofond.com/LIVRES/RACCORDS/index.html

Arkham

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