Pont des espions

ON REFAIT LA SCÈNE N°18 : l’introduction du PONT DES ESPIONS

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Cette semaine pour notre rubrique ON REFAIT LA SCÈNE , on revient sur l’introduction du Pont des Espions, de Steven Spielberg. Une oeuvre pas forcément majeure dans la filmographie de l’auteur, mais qui néanmoins complète sa réflexion sur le monde post-11/09 et plus particulièrement sur le terrorisme, en nous proposant une fois de plus de ne pas envisager la complexité d’un conflit en termes manichéens.

Comme l’indique ma bio, Steven Spielberg est pour moi, un auteur capital. Qu’il s’agisse de cinéma de divertissement ou non, et plus généralement du rapport à l’empathie véhiculé par ses films, son oeuvre est à mon sens une clé de voûte de notre inconscient collectif, non seulement culturel mais également sociétal. C’est ainsi que je me surprends à repérer (chercher ?) son influence, directe ou indirecte, dans un nombre incalculable d’oeuvres, de No Escape, à Réparer les Vivants, en passant par 50 shadesEverestBabysitting 2, la saga Uncharted, Le Fils de Saul, Ready Player One ou Patrick Ness en littérature, et de nombreux autres. Je suis évidemment prêt à débattre de cette tentaculaire influence, en commentaires.

Cet article sur LE PONT DES ESPIONS, et plus particulièrement le décorticage de la première scène du film, est ainsi pour moi l’occasion de dresser un portrait du réalisateur. Parce que cette scène d’introduction, à l’image de nombreuses autres chez l’auteur, permet de mettre en oeuvre immédiatement cette formule bien particulière utilisée par Spielberg pour nous raconter une histoire, par l’empathie. Parce qu’elle nous immerge immédiatement dans un univers (où une réalité, c’est selon), nous présente des personnages, un contexte, leurs enjeux, et tout cela presque exclusivement par la suggestion. Parce qu’elle est un nouvel exemple des immenses qualités de metteur en scène du réalisateur, capables de donner à une histoire simple ou déjà-vue, un sens tout particulier, viscéral, allégorique, porteur d’un message profond et humaniste.

Pont des espions

Nous nous proposons ici, de donner une définition générique de l’empathie made in Spielberg, puis de décortiquer de la scène d’introduction du PONT DES ESPIONS, et enfin de donner une courte interprétation de son utilisation dans ce film en particulier.

SPIELBERG et l’EMPATHIE

Dès l’introduction, généralement viscérale, dynamique et virtuose, Spielberg met en scène l’univers dans lequel évolueront ses personnages.

Il y a dans ces premières images, une sorte d’inception : l’auteur y suggère à travers l’action, le mouvement et l’image, un sommaire thématique et émotionnel du film généré à partir d’idées très simples : un classique conflit bien-mal, ou un lien familial à explorer… Les protagonistes nous seront ensuite définis à travers leurs actions et réactions vis-à-vis de ces enjeux initiaux, de même que dans leur évolution au sein d’un quotidien décrit avec patience et précision. L’un dans l’autre, cela permet d’extrapoler le lien familial précédemment suggéré (filial, fraternel, parental ou absent) via un jeu de piste à travers le vécu et la psychologie des personnages. Cela autorise en parallèle à élargir la supposée morale inhérente à tout manichéisme, par des motivations plus primaires, instinctives, personnelles, humaines.

Les protagonistes nous apparaissent au final, particulièrement iconiques, humains, tangibles, mémorables, identifiables. Les comprendre permet l’identification (positive ou négative), et l’identification décuple nos ressentis vis-à-vis de leurs aventures, épreuves, quêtes, parcours initiatiques, destins. Suspense et émotions possèdent dans le cinéma de Spielberg, cette forme de perfection binaire et très critiquable : aussi agressifs et peu subtils, que façonnés avec patience et complexité.

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Si cette formule d’empathie est applicable aux personnages positifs, les transformant en « héros du quotidien » de par leur proximité, elle est également valable pour les antagonistes. Ceux-ci, dans les films de divertissement de Spielberg, prennent la forme d’une entité redoutable (un requin, des nazis, des dinosaures, la guerre, des martiens) presque indestructible, nemesis des héros que seul un Deus Ex Machina semble pouvoir impacter. En outre, ce qui les rend si palpables, c’est la façon dont Spielberg les place à un niveau égal avec les héros – non pas par le dialogue et la psychologie, mais par les actions et l’allégorie, de façon graphique.

Plus rarement, et généralement lorsqu’il s’agit de traiter un sujet particulièrement manichéen (Shoah, conflit israelo-palestinien, esclavage, guerre froide), cette « entité maléfique » se retrouve personnifiée. Les notions de « héros » et de « méchants » prennent un sens nouveau lorsque traitées avec le même processus empathique ; le quotidien et l’intime embrassent les causes nationales, mondiales, humanistes… Les intérêts personnels côtoient et nourrissent les grands drames historiques… Ces films utilisent alors le langage cinématographique de Spielberg pour délivrer un message, à travers le genre d’émotions viscérales typiques chez l’auteur, ainsi qu’une sorte d’exhaustivité de points de vue. Leur discours humaniste et plein de recul s’en retrouve renforcé, de même qu’une certaine binarité s’en voit exacerbée ; il y a alors un point de basculement entre le talent d’entertainer de Spielberg et une ambition d’auteur, un point de rupture entre emphase et subtilité. C’est là que peuvent se situer les nombreuses critiques à l’égard du cinéma de Spielberg, mais également ce qui en fait la valeur.

Pour raccrocher ces interprétations à des œuvres cinématographiques précises, la plus fascinante illustration du principe d’empathie sera peut-être le lien émotionnel et physique existant entre EllioT et E.T., dans E.T., un renvoi presque métaphysique à notre propre expérience de spectateurs vis-à-vis du cinéma de Spielberg, probable explication de la fascination qu’exerça ce film sur toute une génération. Ensuite, pour illustrer ce principe d’empathie Spielberg-ienne – ailleurs que chez Spielberg, on citera le fantastique Sorcerer de William Friedkin, sans doute l’œuvre qui pousse le concept d’empathie à son paroxysme, dépassant (de loin), la pourtant sacro-sainte formule : empathie <=> suspense. On peut également faire un parallèle entre Spielberg et Kurosawa (notamment avec l’Ange Ivre) dans leur façon de générer l’empathie dès l’introduction du film, par l’image et la suggestion. Enfin, la référence ci-dessus au Inception de Nolan n’était pas anodine : l’auteur s’y interroge franchement sur le concept d’empathie et de comment le générer, puis, l’illustrera de façon purement mathématique à travers dans le lien métaphysique unissant Cooper à sa fille Murph dans le final d’Interstellar.

C’est ainsi pour illustrer cette théorie de l’empathie que nous observerons à présent la fantastique introduction du PONT DES ESPIONS anticipant la relation qui unira Abel et Donovan, tout en présentant déjà tous les enjeux du film.

 

LE PONT DES ESPIONS: LA SCÈNE D’INTRODUCTION

Attention, spoilers mineurs (confinés aux informations délivrées par cette première séquence).

Dans le film, Jim Donovan, un avocat américain entreprend de défendre un espion russe que tout accuse dans un contexte de guerre froide, de paranoïa, de haine du communisme et de ses valeurs. Du point de vue de l’empathie, Spielberg nous incite à comprendre énormément de choses sur le sujet de son film par l’intermédiaire d’Abel (et de Donovan, bien que celui-ci n’arrive à l’écran que plus tard), simplement par sa mise en scène et son imagerie binaire mais très riche. Amérique VS Russie, capitalisme VS communisme, dualité VS unilatéralité, volubilité VS secret, etc.
Dès l’intro, dès le tout premier plan, c’est déjà fascinant.

Le premier plan du Pont des Espions reprend la même scénographie que celle du Triple autoportrait de Norman Rockwell (1960), pour exprimer toute la dualité – voire complexité -, du personnage de Rudolf Abel

Ce premier plan révèle ainsi progressivement Abel, partagé entre son reflet et son autoportrait. Cette image forte nous explique silencieusement qu’Abel EST l’un des espions du titre, dont la solitude et la schizophrénie de même que son « art » de la dualité – conditions certainement douloureuses pour la conscience humaine – sont un atout certain pour son autre « moi » patriotique bridé de plus par un culte du secret quant à sa véritable identité.

Fait confirmé par la scène suivante voyant Abel répondre au téléphone, toujours sans un mot. Son attitude, et surtout le fabuleux regard de Mark Rylance indiquent détermination et résignation, puis qu’il s’agit du point de départ d’une mission de haute importance.

Spielberg illustrera plus avant ces idées dans la scène suivante : Abel passe ainsi en un cadrage-décadrage de solitude à immersion dans le quotidien américain, lorsque ensuite un mouvement de caméra latéral place dans le même espace, le-dit quotidien américain (Brooklyn, U.S.A.), le calme déterminé d’Abel, et la panique d’un poursuivant sorti de nulle part. Scène suivante, l’un de ces fameux Oners (un plan-séquence) encensés par Tony Zhou vient nous bluffer par sa sobre maestria autant qu’il nous délivre des informations. On y voit, dans un métro bondé, Spielberg aligner par un mouvement de recul de caméra fluide, le citoyen américain (pas encore concerné par le climat de terreur de la guerre froide comme l’atteste le fait divers en Une de son journal), le poursuivant – en alerte, la foule new-yorkaise pour l’instant statique, et l’espion ainsi entouré et immergé, presque invisible – sauf pour nous.

Spielberg joue déjà avec les perceptions et certitudes : les nôtres et celles des personnages à l’écran. L’arrêt du métro marque le début d’un nouveau mouvement, vers l’avant cette fois, celui de la foule, de la masse, Abel pénétrant et disparaissant en son sein, s’immergeant. Le suiveur paniqué de le perdre appelle alors à l’aide, d’un regard (capté par la caméra) ; la poursuite devient alors chasse, suggérant l’importance d’Abel pour ces hommes, le danger qu’il pourrait représenter (fin du plan séquence).

Cette scène du métro se conclut par une pirouette empathique. Abel, joueur, ne se cache pas au contraire : il provoque ses poursuivants. Un sens de l’humour discret et troublant nous rendant ce personnage encore plus mystérieux. Paradoxalement, sa profession ne nous fera plus aucun doute avec les deux scènes suivantes. L’image insiste bien sur son statut d’alien infiltré : rasoir « made in U.S.A. », allumettes Brooklyn, Manhattan Bridge, éléments mis à contribution pour effectuer sa tâche d’espion.

Scène suivante, l’intervention musclée des poursuivants. La mise en scène de Spielberg donne une violence et un rythme renforçant grandement l’idée de danger – toujours supposé – que représente Abel… Absolument contredit par le premier échange entre cet espion et ces agents du FBI : « Visitors ? You mind if I catch my teeth ?* » indiquant que l’irruption de ces hommes dans le quotidien d’Abel n’entravera en rien sa mission. Un autre élément vecteur d’empathie autant que de trouble, est le calme d’Abel dans cette situation pourtant très critique. Méticuleusement, et consciencieusement, tout en restant ce petit vieux affable, l’espion détruit les preuves de sa dualité. Ce même calme tourne instantanément en ridicule la violence de l’assaut dont il est « victime », prouvant que l’intelligence dominera toujours la force – CQFD

* « des visiteurs ? ça vous dérange si je récupère d’abord mon dentier ? »

Une première séquence d’une fantastique fluidité, dans laquelle Spielberg, grâce à sa mise en scène subtile et évidente, nous a déjà mis en empathie avec Abel, avec l’ « ennemi », au-delà de tout manichéisme. Une première séquence importante car elle explique avant même son apparition, l’optique de Donovan quant à cet homme, quant aux conflits auxquels ils seront tous deux mêlés plus ou moins malgré eux.

 

SPIELBERG et le TERRORISME

Nous parlions deux chapitres plus haut, d’introduire dès les premières images, un programme substantiel du film et des intentions du réalisateur. Ici, cette introduction nous explique qu’il existe un danger absolu et irrépressible, et qu’il s’est immiscé dans un quotidien. Contenir ce danger est possible, mais certainement pas par la force brute ; une solution serait alors de le considérer d’un point de vue humain, d’évaluer et comprendre l’autre, pour espérer une solution commune à défaut d’une résolution permanente des tensions.

Probablement conscient de son statut de conteur du quotidien, et incapable de traiter un sujet sans cette binarité qui définit son cinéma, Spielberg semble traiter le sujet du terrorisme sur la longueur et le décompose en thématiques précises à travers ces trois films : La Guerre des Mondes, Munich, et ce PONT DES ESPIONS.

Dans le premier, Spielberg interroge métaphoriquement le rapport au terrorisme, en observant le spectre des réactions de protection, face à la violence d’une telle agression du quotidien.
Dans le second, il s’intéresse aux conséquences à grande échelle, d’une réaction avant tout émotionnelle cherchant du sens à l’acte terroriste dans la quête de vengeance.
Dans LE PONT DES ESPIONS, il s’agit d’empathie frontale avec « l’ennemi ».

En résumant la guerre froide à un rapport empathique à l’autre, Spielberg ne suggère pas naïvement une solution altruiste, mais plutôt souhaite rappeler l’importance de l’humanisme et de personnalités comme Donovan, capables de recul avant toute décision, toute action; Il nous rappelle l’importance d’Hommes sachant garder en ligne de mire, une réelle et pragmatique conscience de la valeur d’une vie humaine. Cela paraît bête à dire, mais ce genre d’optique est importante à garder en mémoire, entre autres considérations politiques et militaires d’un conflit – ou d’une attaque terroriste.

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CONCLUSION

En utilisant son langage cinématographique particulier à la fois binaire et nuancé, génial et classique, emphatique et humble, Spielberg nous délivre un message très simple sur l’empathie avec l’autre, comme alternative à considérer lors d’une agression du quotidien. Cette introduction est en outre l’occasion pour Spielberg, de nous indiquer quel sera notre rapport de spectateurs vis-à-vis de son film. Si son cinéma peut habituellement se diviser en hybrides et /ou en paroxysmes de stimulations émotionnelles, message humaniste ou exploration d’obsessions personnelles… LE PONT DES ESPIONS semble quant à lui être la maturation humaniste d’un raisonnement proposé patiemment depuis le 11/09. Malgré ses nombreuses imperfections, un film riche et passionnant.

Georgeslechameau

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