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[INTERVIEW] Nathalie Sejean pour IN 5 YEARS

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En marge des paillettes et du tapis rouge, nous avons rencontrés la réalisatrice Nathalie Sejean qui, comme beaucoup de cinéastes, s’est rendue à Cannes afin de faire avancer un projet de film. Pour une fois, nous nous sommes intéressés à une œuvre qui n’a pas encore vue le jour, afin de tenter de cerner le marathon qu’une telle aventure représente. 

L’histoire de IN 5 YEARSTous les cinq an depuis qu’elle a 18 ans, Frédérique et ses trois meilleures amies s’enregistrent en imaginant où elles seront cinq ans plus tard. A maintenant 32 ans  en 2016, Frédérique s’est installée à Istanbul pour finir sa thèse. Elle croit pouvoir échapper à la pression sociale de ses amis et se consacrer uniquement à ses travaux. Elle n’a pas idée du tsunami émotionnel qui l’attend sur Internet.

Depuis quand travaillez-vous sur IN 5 YEARS, et quelles ont été les transformations du projet ?

J’ai réalisé un court-métrage en 2010, qui s’appelait My status, un huis-clos avec une fille qui écoutait ses statuts facebook lus par une sorte de robot, un film d’anticipation qui explorait déjà l’impact des réseaux sociaux sur nos relations. De cette idée là j’ai voulu faire un long-métrage, que j’ai rangé dans un coin pendant quatre ans. Mais cette envie de parler de la communication altérée par la médiation d’Internet est demeurée. Les choses se sont brusquement accélérées en quelques années : on est passé d’un simple mur facebook à des dizaines d’appli : whatsap, snapchat, twitter, etc.

Nathalie Sejean, réalisatrice de IN 5 YEARS
Nathalie Sejean © Thomas Coispel

Il y a tellement de flux possibles que pour certaines personnes les communications digitales doivent prendre 50% de leurs échanges, voire plus. Ce que je veux montrer c’est comment ce changement majeur implique le même engagement émotionnel pour des personnes virtuellement présentes qu’avec des personnes physiquement présentes. Mon personnage voit les gens avec qui elle parle par Internet, comme s’ils étaient dans la pièce. Pour l’instant les films réalisés sur les réseaux sociaux se sont contentés d’afficher des emoticons, des textos ou des écrans, mais ne traduisent pas l’investissement émotionnel. Comment on connecte au niveau émotif avec ces personnes ? Je pense qu’on vit très sérieusement nos relations en ligne, malgré la confusion que cela génère : je parle à une personne par mail, pendant que j’envoie un SMS tout en répondant par messagerie facebook…

Quelles difficultés devez-vous surmonter pour faire aboutir ce projet ?

Les mêmes difficultés que n’importe quel réalisateur d’un premier long métrage : trouver des partenaires, pour le financement mais aussi pour ouvrir les bonnes portes, notamment afin de faciliter la discussion avec certains acteurs.

L’un des obstacles pour notre projet c’est que ma productrice est turque, et en Turquie il n’y a quasiment pas de financement pour les réalisateurs indépendants. La Turquie ne dispose que d’une bourse du ministère qui est donnée de manière un peu arbitraire : ça peut être une fois par an, trois fois, pas du tout… et c’est la seule chance de financer partiellement un film turc. Après, on subit une forme d’ironie du système, qui nous disqualifie parfois sur certains aspects, soit parce que je ne suis pas turque, soit parce que ma productrice n’est pas européenne… Pour dépasser cette difficulté, nous cherchons donc une coproduction, apriori française. Cela semble le choix le plus logique, puisque je suis française, tout comme mon personnage principal et la plupart des seconds rôles.

Il est aussi difficile de convaincre de financer ce projet, sachant que je n’ai jamais réalisé auparavant de long métrage, mais aussi que mes courts n’ont pas non plus gagné de prix. J’ai pu participer à quelques festivals, mais la compétition est énorme. Par exemple j’avais concouru à San Sebastian dans la catégorie des écoles internationales, pour mon film que j’avais réalisé durant mes cours du soir à Los Angeles. Mon film réalisé avec une caméra SD et 35 dollars de budget faisait face à des courts métrages tournés en 35mm dotés à plusieurs dizaines de milliers de dollars issus des plus grandes écoles : la FEMIS, Columbia, Berlin, etc.

Pour appuyer notre projet, nous sommes venues à Cannes avec un visuel, des propositions de stratégies de distribution, un budget approximatif, l’ampleur du casting, la durée du tournage, etc. Ce qui est drôle c’est qu’on parle d’abord de ces éléments avant d’évoquer l’histoire !

Les premiers échos ici sont favorables, on apprécie le thème qui est dans l’air du temps mais aussi le fait que je sois une femme qui raconte une histoire universelle, et pas uniquement féminine.

Il faut être patiente, comprendre que c’est un processus qui prendra du temps, quelles que soient ses relations au départ. Ne surtout pas croire que ce premier film n’a de valeur que pour la suite, et ne pas attendre non plus de l’avoir fait pour se lancer dans d’autres projets. C’est un équilibre délicat entre la persévérance, la polyvalence… et gagner sa vie !

Est-ce que le fait d’être une femme, vous semble une difficulté supplémentaire pour monter un premier projet ?

Les statistiques me disent que oui, ou plutôt je ne sais pas si monter un premier projet sera plus difficile, mais cela aura certainement un impact sur ma carrière dans la longue durée.

Bien que ce soit en train de changer, on nous met un peu par défaut dans la production. Si j’en crois mon expérience, à Los Angeles durant les cours du soir, nous n’étions que deux filles, pour quarante garçons. Tout le monde a été très gentil et je n’ai jamais rencontré une forme de misogynie flagrante, mais clairement je ne faisais pas partie des gens à appeler lorsqu’il fallait du renfort sur un projet. Je comprends tout à fait que c’est plus « facile » d’appeler un de ses potes mecs, qui va comprendre les blagues sans s’offusquer. Nous, les filles, avons l’habitude d’évoluer dans un monde d’hommes, on sait s’adapter. L’inverse n’est pas forcément vrai, par manque d’habitude tout simplement. Si je prends l’exemple de mon site, ce sont toujours des hommes qui me sollicitent pour participer ou me rencontrer. J’ai un peu l’impression que les filles ont pris l’habitude de recevoir plutôt que de demander, de prendre l’initiative. Cette différence de comportement provoque un écrémage naturel. A l’arrivée, tous ces éléments font qu’il y a moins de femmes que d’hommes dans les métiers de la réalisation. Ces petits détails se rajoutent aux autres difficultés : on doit juste être encore plus patientes que les hommes, et ne surtout pas le prendre personnellement.

Comment comprenez-vous le fonctionnement du marché du film à Cannes ?

L’impression que j’ai, c’est qu’on a affaire à un système à plusieurs niveaux. Personnellement j’ai la chance d’avoir une productrice, Mugë Ozen, qui a déjà travaillé avant en tant quacheteuse à l’internationale, ce qui nous permet d’accéder à des meetings professionnels. Mais je rencontre des réalisateurs qui ont acheté des badges et circulent dans le marché un scénario à la main, sans producteur et donc sans accès à ces meetings. Ces personnes essayent de s’introduire dans les fêtes pour pitcher leur projet à la chaîne. A l’autre extrême, le « CV » de certains réalisateurs leur donnent un plus grand accès à certains professionnels… Tellement de « strates » se superposent qu’il est difficile de confirmer ce mythe, comme quoi ici, un deal peut se conclure un soir après un verre.

Nathalie Sejean, réalisatrice de IN 5 YEARS
Nathalie Sejean © Thomas Coispel

Quelle est votre prochaine étape pour ce film ?

Après Cannes, on fera le point. Ce qui est sûr, c’est qu’on continuera d’envoyer des dossiers à des labs et des bourses qui pourraient nous apporter une visibilité supplémentaire . A chaque fois, les retours nous permettent d’améliorer certaines choses. C’est un processus mouvant presque infini, qui ne se termine qu’avec la sortie du film. Mais ce n’est en rien une étape obligée : j’ai rencontré des réalisateurs qui avaient fait leur film sans passer par de labs, et inversement.

Si pour chaque étape (production, financement, tournage, etc.) tout peut se débloquer assez vite, le « côté obscur de la force » c’est qu’on est jamais sûr d’atteindre la personne clef, ni quand on arrivera à la convaincre.

Je suis donc toujours obligée de penser à un « plan B. » Faut-il faire un court-métrage qui représente le concept du long, comme Damien Chazelle avec Whiplash par exemple ? Ou même une bande-annonce réalisée avant le film final, comme l’a expérimenté Justin Simien, le réalisateur de Dear White People.

La piste du crowd-funding, ou ne serait-ce que l’étape précédente, le crowd-sourcing (création et animation d’une communauté digitale sur le projet du film), ne se conçoivent qu’après s’être posées des questions clefs : est-ce le bon moment ? Suis-je entouré de la bonne équipe ? Suis-je prêt à passer trois mois de ma vie à ne faire que ça ?

« Être réalisatrice, c’est un équilibre délicat entre la persévérance, la polyvalence… et gagner sa vie ! »

Ces thèmes, je les évoque avec ma productrice Mugë Ozen. Mais finalement cela ne fait que 5 mois que le projet est véritablement lancé, ce qui est très long parce qu’on a le désir de concrétiser au plus vite, et en même temps très court lorsqu’on réalise quelle durée moyenne ce genre de projet nécessite pour se réaliser.

Avec toutes ces contraintes, avez-vous encore le temps de réfléchir aux choix artistiques pour votre film ?

Je suis consciente que réaliser n’est un acte concret que trois semaines [de tournage] tous les trois ans. On doit continuer le reste de l’année à entretenir notre sensibilité, aiguiser notre curiosité et exercer notre discernement. Ce qui me sauve est mon site mentorless.com qui me force à une forme de veille d’information sur les savoirs qui gravitent autour de la réalisation, et partager ces savoirs avec ceux qui sont potentiellement intéressés.

Depuis que le projet de long-métrage IN 5 YEARS est devenu plus concret, mes recherches pour le site s’orientent clairement en fonction des questions que le film soulèvent. Casting, composition musicale, collaboration avec un chef-opérateur, communication entre les différents départements… Autant de thèmes que je devrais maîtriser au premier jour du tournage.

Au delà de mes recherches, j’ai l’impression qu’une led rouge s’allume dans mon cerveau lorsque je rencontre quelqu’un ou que j’entends une phrase qui pourrait directement m’aider dans mon projet. C’est comme si IN 5 YEARS était devenu le premier filtre inconscient à tout ce que j’expérimentais…

Je travaille en tant que monteuse par ailleurs, et j’écris en visualisant presque la timeline du film dans un logiciel. Je suis très sensible au rythme, que j’essaye d’être le plus optimal en fonction de l’histoire que je veux raconter.

Ma deuxième préoccupation est celle de l’ambiance visuelle que j’aimerais retranscrire. Deux questions m’obsèdent en ce moment à ce propos : dois-je privilégier une caméra statique ou en mouvement ? Dois-je choisir une faible profondeur de champs ou au contraire une très large ?

Parce que j’ai ce parti-pris de montrer les gens en ligne physiquement présents dans la même pièce que leur interlocutrice, j’ai l’intuition que la profondeur de champs va avoir un impact sur la texture de l’image mais aussi la perception émotionnelle des personnages.

Évidemment, quelles que soient mes décisions en amont, je me laisse la possibilité d’être séduite par les idées de mes futurs collaborateurs.

Quels sont les réalisateurs qui vous inspirent ?

Je suis très sensible aux caméras d’Andrea Arnold (Fish Tank, 2009, Les Hauts de Hurlevent, 2011, American Honey à Cannes cette année…), de Steve McQueen (Hunger, 2008, Shame, 2011, Twelve Years a Slave, 2013) mais le film indépendant qui m’a le plus inspiré en terme de narration c’est States of Grace (Short Term 12 en VO, 2013), dont j’ai été bluffé par sa structure cyclique.

De manière générale, j’apprécie les caméras posés sur l’épaule des personnages, dont le cadrage peut parfois être « bloqué » par des éléments du décors…

Si votre rêve le plus fou pouvait se réaliser, quel serait-il ?

Pour IN 5 YEARS, ce serait qu’il aille à Sundance. C’est je pense, le fantasme qu’ont tous les réalisateurs indépendants. C’est naturel que ce type de film y soit envoyé.

D’un autre côté, j’observe Netflix agir de plus en plus en faveur du cinéma indépendant. Après, même s’il y a trois ou quatre ans ils pouvaient lancer les carrières de réalisateurs inconnus, on est clairement passé à une autre échelle.

Pour résumer, mon fantasme serait que ce film soit sélectionné dans un grand festival, ce qui permettrait un deal pour un second film, ou du moins facilite le chemin du prochain, peut-être vers une des nouvelles plateformes de VOD pour lesquelles je porte un grand intérêt. L’une des choses que j’ai apprise en animant mentorless c’est ce qu’on vous demande le plus : qu’est-ce que vous faîtes après ? Je réfléchis donc déjà à développer deux histoires en plus d’avancer dans la préparation de IN 5 YEARS.

Propos recueillis par Thomas Coispel

 

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Rédacteur depuis le 20.06.2015

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