EN ÉTAT DE SPECTATEUR

En état de spectateur : réflexion sur notre place dans les salles de cinéma

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Que devient-on quand on s’installe dans une salle de cinéma ? En quoi être un spectateur représente une position, une condition voire un état particulier ?

La moquette de la salle de cinéma absorbe le bruit de mes pas. Je me déplace pour atteindre mon fauteuil, et pourtant je ne m’entends plus. Que s’est-il passé entre le moment où j’ai franchi la porte à double-battant de la salle obscure et celui où je me suis assis face au grand écran ? Ai-je commencé à me dissoudre dans mon état de spectateur ? La disparition de mon bruit annonce-t-elle mon silence, parfait réceptacle du mouvement et du son provenant du spectacle qui va se dérouler devant moi ? En parlant de l’espace-temps cinéma, Gilles Deleuze opposait deux termes : l’image-temps et l’image-mouvement. Ainsi, il reste à savoir si un spectateur comme moi, dans l’état paradoxal de concentration et d’oubli de lui-même par son silence et son immobilité, embrasse mieux que jamais, ou bien au contraire, renonce à ses propres capacités de temps et de mouvement.

Le zombie à l’envers

Le spectacle d’un film s’animant à l’écran, pourrait être considéré comme le miroir démonstratif du dépôt de bilan muet, quant à notre capacité et nos velléités d’action, qui réside dans notre position de spectateur. Les yeux et l’esprit ouverts devant des images auxquelles nous avons consciemment choisi de faire face, nous sommes traversés et mus intérieurement par le temps qui anime ces images, et pourtant nous sommes assis, quasiment immobiles devant un écran qui diffuse un flux temporel dont nous sommes semble-t-il exclus. Notre position rappelle celle de George regardant le temps passer sur la vitrine d’un magasin de vêtements, sans en subir les ravages, à l’abri dans sa Machine à explorer le temps.

EN ÉTAT DE SPECTATEUR
La Machine à explorer le temps (George Pal, 1960)

Dans un état d’éveil extraordinaire sans avoir besoin de bouger, le spectateur devient l’antithèse du zombie qu’il peut voir à l’écran dans un film de George A. Romero, représenté comme un corps déambulant et abruti, dont la lenteur trompeuse est le moteur même de l’action et de la montée de la tension. Ce qui bouge, même sans paraître régi par une conscience habile, en vient à nous terrifier, nous les « assis », les « silencieux », les « extérieurs au récit ». Le comble serait alors de vivre le même cauchemar qu’Arletty, la protagoniste de Messiah of Evil, qui voit sa salle de cinéma progressivement envahie par des sortes de somnambules inquiétants, proches de la figure horrifique inventée par Romero.

Ciné-somnambulisme

Allons au bout du délire paranoïaque, de quoi aurions-nous peur si ces zombies-somnanbules venaient s’asseoir dans les fauteuils qui nous entourent ? D’être contaminé par leur somnambulisme ? L’effroi qu’éveilleraient en nous ces créatures ne serait-il pas plutôt révélateur de notre propre état de conscience altérée par la salle obscure ? Dans notre conception du monde, dans notre façon de l’investir et de le définir par divers territoires, aussi bien géographiques que fonctionnels et esthétiques, quelle place réservons-nous à la salle de cinéma ? On s’y enferme le temps d’un film comme si l’on cherchait à être contenu dans une parenthèse, dissociant notre besoin de fiction des autres besoins composant notre quotidien. A la façon du somnambule qui ne tient pas en place dans sa phase de sommeil et paraît vouloir prolonger les gestes et les déplacements de sa journée en pleine nuit, nous entrons dans la salle de cinéma comme dans une zone préservée du reste du temps et de l’espace quotidiens, pour prolonger notre vécu sensoriel par une expérience annexe à notre pratique du réel.

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Messiah of Evil (Willard Huyck et Gloria Katz, 1973)

On peut aller jusqu’à considérer que le cinéma nous donne accès à deux espace-temps superposés, notamment lorsqu’on regarde un film tourné à une époque antérieure. Pour prendre l’exemple d’un classique comme Il était une fois dans l’Ouest, au récit prenant place dans le far west au XIXème siècle se superposent les codes esthétiques et narratifs du western italien des années 1960. Alexandre Astruc comparaît la découvre, ou la redécouvre d’un vieux film, à l’ouverture d’un sarcophage antique; d’après lui le contenant mortuaire ne préserve pas le contenu dans une éternité figée, mais nous sert au contraire de preuve du temps qui passe. L’expérience peut ainsi s’apparenter à un ailleurs au temps présent, comme un rêve ou un souvenir, sauf qu’il ne s’agit pas d’une réminiscence de notre histoire individuelle. C’est un rêve ou un souvenir élaboré par le cinéma, que l’écran lui servant à la fois de conscience et de langage, réussit à nous faire partager.

Le film me regarde

En complément du souvenir, du rêve ou du fantasme, le cinéma serait ainsi à envisager comme une annexe du temps, un moment suspendu hors du cours de la vie, où l’on peut voir sans être vu. Du moins, l’obscurité dans laquelle nous sommes plongés lors de la projection, nous porte à croire que nous regardons sans être regardé. Mais peut-on vraiment imaginer que le film ne porte aucun intérêt à notre regard, alors que c’est justement là sa raison d’être ? Tout comme il est difficile de se figurer qu’un arbre tombant sans personne alentour pour entendre sa chute, émet réellement un bruit, on ne peut établir le fait absolu qu’un film projeté dans une salle vide serait totalement un film. Cherchant notre regard, le film se soucie donc de notre présence et de facto pose un regard sur nous; cependant ce regard ne se focalise pas sur ce que nous étions ou serons, ou ce qui compose notre identité dans nos différents états de la journée. Ce regard semble davantage s’intéresser à ce que nous sommes durant la séance, à travers le film.

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En février 2014, l’acteur américain Shia LaBeouf a passé 72 heures dans un cinéma new-yorkais pour regarder l’ensemble de sa filmographie.

Bien entendu, il nous est impossible de laisser l’intégralité de notre identité à l’entrée de la salle du cinéma puisqu’il est impossible de se délester de sa mémoire le temps d’une séance. Cela explique d’ailleurs qu’un spectateur puisse changer d’opinion et vivre une expérience émotionnelle différente en voyant le même film deux fois, dans deux contextes affectifs et deux périodes différentes de sa vie. Si notre rencontre avec un film se situe à un moment précis de notre vie, c’est donc que le film pose un regard sur nous à ce moment précis. Si ce moment est propice à l’intérêt, la surprise voire l’enchantement, on constate qu’une deuxième vision du même film peut provoquer l’ennui, la déception, voire l’exaspération.

Notre parcours cinéphilique nous relève donc des changements d’humeur et d’état d’esprits selon les époques de notre vie. Du reste, si l’on étudie nos expériences successives de spectateur au cas par cas, les films, eux, semblent s’intéresser à l’évolution de notre humeur et de notre état d’esprit, durant les temporalités qui leur sont propres. Dans la parenthèse temporelle que représente une séance de cinéma, le film joue avec ses deux aspects simultanés et paradoxaux. D’une part, l’idée même de dissocier cette expérience du reste de notre mémoire biographique peut donner l’impression que ce moment est figé hors du temps. De l’autre part, le septième art compte parmi ses intérêts la maîtrise du temps, et un long-métrage se doit généralement de dérouler son récit dans une durée conventionnelle comprise entre une heure trente minutes et trois heures. Aux vus des émotions qui se succèdent en nous durant ce temps imparti, le regard que le cinéma porte sur nous résulte de sa volonté à placer son spectateur en sujet d’étude, à faire correspondre à l’évolution d’un récit, notre métamorphose sensorielle et psychologique, dans un espace-temps dont il définit lui-même le début et la fin, autant que le ressenti et la densité.

Expérience collective

Si nous nous enfonçons dans nos fauteuils, si nous nous taisons, si dans l’obscurité, nous ne survivons plus que sur la forme de simples silhouettes face aux lumières majestueuses du grand écran, c’est bel et bien que nous nous dissolvons dans l’aura éblouissante du cinéma. Les observations évoquées dans les paragraphes ci-dessus rendent compte des expériences individuelles du spectateur; or, on ne peut ignorer l’aspect collectif de la séance de cinéma. Rassemblés dans la même salle obscure, nous vivons simultanément le même moment qui ne semble exister que pour le spectacle, et l’obscurité détourant le film, interdit ainsi à tout ce qui n’est pas à l’écran d’affirmer un caractère spectaculaire. Nos consciences convergeant vers le même écran, formeraient presque une conscience collective se plaçant au-dessus de nos individualités et de nos mémoires biographiques respectives. L’image s’animant à l’écran devient alors notre seul repère spatio-temporel, la seule preuve pour nos esprits que le moment a lieu, que le temps s’écoule. Au-delà des idées et des points de vue sur le monde véhiculé par le récit d’un film, et qui peuvent prétendre à un statut de vérité valable dans le temps, à plus ou moins long terme, le fait d’assister à un film nous fait prendre conscience de l’instant. Conscience d’une existence, ne fut-elle qu’à l’état de spectateur, par une salle entière dans l’espace du même instant.

En ayant à l’esprit cet état de conscience à la fois étourdie et mise en effervescence, on saisit mieux ce moment de grâce et de trouble entremêlés dans Holy Motorsoù l’intensité du septième art s’incarne dans une panthère traversant une salle de cinéma dont tous les spectateurs ont les yeux clos et semblent endormis, sans doute réunis dans le même rêve.

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Holy Motors (Leos Carax, 2012)

Arkham

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