Image tirée du film "L'étreinte du serpent"
© Andres Cordoba/MFA+ FilmDistribution e.K.

[CRITIQUE] L’ÉTREINTE DU SERPENT

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Narration, scénario et personnages
10
Mise en scène et montage
10
Casting et direction d'acteurs
9
Implication du spectateur
10
Charge poétique
10
Profondeur de la réflexion
10
Note des lecteurs15 Notes
8.2
9.8

L’ÉTREINTE DU SERPENT peut vous changer. À l’image de tous les personnages qui subissent une initiation, je suis sorti transformé par cette histoire. Il n’y a pas plus belle expérience au cinéma que de sentir éclore en soi un subtil décalage par rapport au monde connu. Trip sensoriel et histoire captivante, le film de Ciro Guerra est surtout un voyage intérieur aux sources de notre humanité. Pas géographiquement ou historiquement, mais dans un espace vierge quelque part à la frontière de nos émotions connues. Telle la peau du serpent, le sens se révèle après plusieurs mues.

Les traditions chamaniques de l’Amazonie sont associées dans l’imaginaire collectif à une plante aux propriétés mythiques : l’ayahuesca. Les témoignages diffèrent sur ses propriétés, certains évoquent la possibilité de renouer avec des êtres chers qu’on a laissé de côté ou de se souvenir de vies passées, etc. Avec subtilité, L’ÉTREINTE DU SERPENT développe un récit à la fois totalement logique (d’un point de vue occidental) et réussit en même temps à instiller au spectateur la matérialité de concepts tels que la synchronicité (un explorateur est le double de celui venu il y a 40 ans). Si prise de drogue il y a dans ce film, c’est dans sa forme et son histoire qu’il se révèle le plus subversif vis-à-vis de notre vision du monde.

Le chaman Karamakate aida dan sa jeunesse un étranger à trouver une fleur indispensable à sa guérison. Hanté par un trauma qui se dévoilera lentement au fil du film, le chaman fait la rencontre, 40 ans plus tard, d’un autre explorateur sur les traces du premier, porté disparu depuis son voyage dans la jungle. Au fil du fleuve remontent les souvenirs, à moins que ce ne soit la même histoire qui ne se répète ? Karamakate décide de continuer l’initiation de l’étranger, persuadé que les deux explorateurs ne font qu’un…

Photo du film L'ÉTREINTE DU SERPENT
© Andres Cordoba/MFA+ FilmDistribution e.K.

Derrière le premier message du respect de la nature et de la diversité culturelle, le film révèle au travers des enjeux, désirs et craintes des personnages un univers incroyablement riche. Film-somme sur l’histoire de l’Amazonie, des missions catholiques à l’exploitation du caoutchouc en passant par l’alcoolisme des autochtones, L’ÉTREINTE DU SERPENT est une leçon pour l’Homme blanc, prodiguée avec douleur par un grand frère qui vient d’être humilié par son cadet. Testament de tout un peuple, le film franchit la barrière du Temps pour livrer son message. Il aura fallu deux explorateurs successifs et l’ambition d’un cinéaste pour que ce message nous parvienne. Nous vivons actuellement un réchauffement climatique, mais aussi la déforestation et la disparition de milliers de langues et de cultures. Basés sur des faits déroulés au siècle passé, L’ÉTREINTE DU SERPENT est pourtant extrêmement actuel.

« Avec L’ÉTREINTE DU SERPENT, Ciro Guerra édifie un monument du cinéma, mais initie également les spectateurs à une autre vision du monde. »

Basé sur les carnets de voyages des explorateurs Theodor Koch-Grünberg (ethnologue allemand, 1872-1924) et Richard Evans Schultes (biologiste américain, 1915-2001), le scénario de L’ÉTREINTE DU SERPENT a également été enrichi par la participation des actuels autochtones de la partie colombienne de l’Amazonie. Bien qu’ils ne savent plus qu’une fraction du savoir de leurs ancêtres, ils ont pu recouper certaines informations ramenées par les explorateurs. Plutôt que d’arriver au milieu de la forêt sans prévenir pour tourner son film, le réalisateur Ciro Guerra a patiemment demandé l’autorisation à des populations a priori réticentes à laisser se tourner un film sur leur histoire. Présents à l’écran mais également en tant que conseillers du film, l’aspect immersif de L’ÉTREINTE DU SERPENT  leur doit beaucoup. D’un autre côté, la participation du scénariste Jacques Toulemonde a permis au film de trouver une forme reconnaissable pour un public occidental, tout en embrassant la vision du temps et de l’espace (donc de la narration) de ces populations. La fabrication du film est à l’image de son message : chacun peut apprendre de l’autre, malgré ses différences et ses enjeux, encore faut-il accepter d’écouter la « chanson » de l’étranger.

Chaque scène de L’ÉTREINTE DU SERPENT fascine pour sa capacité à enrichir des personnages déjà très forts dès leur présentation, mais aussi à nous enseigner à penser et voir le monde autrement. Sans tomber dans le didactique et toujours de manière divertissante, le film de Ciro Guerra donne à voir des aspects très concrets de ces peuples et d’autre complètement métaphysiques. Le film est un tuteur pour la conscience du spectateur, comme le fait dans une scène le chaman à des enfants autochtones convertis malgré eux à un catholicisme idolâtre. Apprendre est un jeu sérieux. L’ÉTREINTE DU SERPENT est un récit initiatique, qui amène le spectateur comme les deux personnages des explorateurs, mais aussi celui du chaman Karamakate (Nilbio Torres lorsqu’il est jeune et Antonio Bolívar lorsqu’il est vieux) à dépasser ses a priori pour embrasser une conscience supérieure de la nature et des cultures humaines.

Photo du film L'ÉTREINTE DU SERPENT
© Andres Cordoba/MFA+ FilmDistribution e.K.

Fictionnel et documentaire, poétique et ethnographique, profond et léger, L’ÉTREINTE DU SERPENT est un film total, qui implique constamment le spectateur. Jamais on ne s’ennuie et chaque scène apporte une dimension au film, de manière visuelle, scénaristique et métaphysique.

Peut-être que L’ÉTREINTE DU SERPENT résonne en moi plus particulièrement à cause du voyage que j’ai pu faire en Amazonie afin de réaliser un documentaire. Certaines plantes, paysages ou animaux sont désormais inscrits en moi. Mais paradoxalement je n’en avais pas conscience jusqu’à ce que je vois le film de Ciro Guerra. Escorté de nuit par les habitants qui m’accueillaient, je me souviens être tombé sur un jaguar lors de mon arrivée au village. En bout de queue avec l’instituteur, nous avons aperçu dans les faisceaux de nos deux lampes torches les yeux brillants du félin à quelques mètres. Sur le moment je crois avoir vécu cette rencontre de manière totalement irréelle. Mais en voyant apparaître cet animal à l’écran pendant la projection de L’ÉTREINTE DU SERPENT la vitalité presque surnaturelle du jaguar m’a paru être une évidence. Étrange écho personnel pour un film qui joue sans cesse entre rêve et réalité, fantômes au présent et vies passées.

Si jamais vous n’avez pas eu la chance de voyager dans cette région, je crois tout de même que le film laissera sur vous une impression à la fois inédite et familière. Les thèmes et les personnages que Ciro Guerra met en avant sont universels, mais en même temps le décalage avec ce que nous pensons être « réel » nous conduit à nous projeter dans le film comme s’il s’agissait d’un espace-temps sacré.

Photo du film L'ÉTREINTE DU SERPENT
© Andres Cordoba/MFA+ FilmDistribution e.K.

L’ÉTREINTE DU SERPENT condense à lui seul les forces de deux immenses films sur la folie au cœur de l’altérité : Aguirre et Il est difficile d’être un Dieu. Pourtant là où s’étaient arrêtés les réalisateur Werner Herzog et Alexeï Guerman, commence un autre chemin. Avec L’ÉTREINTE DU SERPENT, Ciro Guerra édifie un monument du cinéma mais initie également les spectateurs à une autre vision du monde. Film-chaman, l’œuvre montre qu’au-delà de la folie des Occidentaux à s’être enfoncés dans cette jungle, une signification supérieure à la place de l’Homme sur Terre peut s’y nicher.  L’ÉTREINTE DU SERPENT nous enjoint à relativiser la cruauté de la nature par rapport à celle des humains. On nous demande d’écouter la leçon que les plantes, animaux et paysages chantent lors de notre passage éphémère. Le film fini, il ne nous reste plus qu’à fermer les yeux.

Thomas Coispel

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Affiche du film L'ÉTREINTE DU SERPENT
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Titre original : El abrazo de la serpiente
Réalisation : Ciro Guerra
Scénario : Ciro Guerra et Jacques Toulemonde d’après les carnets d’expédition de l’éthnologue Theodor Koch-Grünberg et du biologiste Richard Evans Schultes
Acteurs principaux : Nilbio Torres, Antonio Bolívar, Yauenkü Miguee, Jan Bijvoet, Brionne Davis
Pays d’origine : Colombie
Sortie : 23 décembre 2015
Durée : 2h05mn
Distributeur : Diaphana Distribution
Synopsis : Karamakate, un chaman amazonien, dernier survivant de son peuple, vit isolé dans les profondeurs de la jungle. Des dizaines d’années de solitude ont fait de lui un chullachaqui, un humain dépourvu de souvenirs et d’émotions. Sa vie est bouleversée par l’arrivée d’Evans, un ethnobotaniste américain à la recherche de la yakruna, une plante sacrée très puissante, possédant la vertu d’apprendre à rêver. Ils entreprennent ensemble un voyage jusqu’au coeur de la forêt Amazonienne au cours duquel, passé, présent et futur se confondent, et qui permettra à Karamakate de retrouver peu à peu ses souvenirs perdus.

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Rédacteur depuis le 20.06.2015

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Narration, scénario et personnages
Mise en scène et montage
Casting et direction d'acteurs
Implication du spectateur
Charge poétique
Profondeur de la réflexion
Note finale

  1. L’Ayahuasca n’est pas une plante, mais une association de plantes.
    Qui d’ailleurs, pour le coup, est assez incroyable.
    Pour faire un résumé très simplifié, un enzyme dans notre estomac ne permets pas de digérer/assimiler le DMT (substance hallucinogène que l’on trouve dans différentes plantes).
    Et parmi les millions de plantes que l’on trouve en Amazonie, les chamans ont réussi à trouver une autre plante qui inhibe l’enzyme qui empêche d’assimiler le DMT…!!
    Ce qui permets donc d’avoir l’effet hallucinogène du DMT présent dans le Banisteriopsis, ou Psychotria viridis, ou Mimosa Hostilis, etc… (les compositions de l’ayahusaca diffèrent suivant la région, le chaman, etc…).
    Et donc d’après l’histoire, ce serait l’esprit de la plante qui aurait indiqué aux chamans quelle plante il fallait associer aux « plantes à DMT » pour préparer l’ayahuasca, pour avoir le meilleur effet possible.
    Si il leur aurai fallu tester les millions de plantes de l’Amazonie pour trouver la bonne, je penses qu’ils y seraient encore….
    Il y a beaucoup de mystères que l’on ne saisi pas encore…

  2. Merci pour ce récit qui retranscrit bien le message que j’ai ressenti et vécu à travers ce voyage à la fois intemporel et prégnant de ce film hors du commun!

  3. Il faut rajouter à cette liste, pour tenir le cap au delà du ridicule, la série des Rambo, Roxy et autres navets américains ( . Plus la peine d’aller au cinéma, ces représentations sont déjà autour de nous et bientôt vont écraser l’Europe de leur réalité ). Hé oui, c’est plus facile à comprendre les bons et les méchants qui dégainent comme je respire !

  4. Film sublime que je bais m’empresser de revoir et faire connaître autour de moi. Il est bon de se rappeler que la civilisation occidentale est en rupture avec ses sources profondes et donc ce rappel filmique est nécessaire. Les critiques portées sur l’occident sont bien encore aujourd’hui d’une funeste actualité. Sur un autre continent, avec d’autres mythes, j’ai repensé au film : 10 canoés 150 lances et 3 femmes de Rolf de Heer.