Impression de montagne et d'eau

Cinéma(s) du monde #10 : L’animation Shui-mo

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Chaque semaine dans Cinéma(s) du monde, nous revenons sur un mouvement, un artiste ou un genre cinématographique que le temps a injustement oublié. Non pas à travers un simple cours d’histoire, mais par le biais de l’analyse politique, poétique et esthétique d’un film d’exception tout aussi méconnu, représentatif ou révélateur du courant ou de la filmographie mis à l’honneur. Ce lundi, exploration du cinéma d’animation chinois et notamment de l’animation shui-mo du réalisateur Te Wei à travers son dernier film, Impression de montagne et d’eau (1988).

Lorsque l’on évoque l’animation est-asiatique, le Japon semble une évidence telle que ses voisins sont souvent mésestimés. Certains citeront la Corée du Sud, sous-traitante de prédilection de l’industrie nippone, mais il faudrait vraiment tomber sur un connaisseur pour qu’il soit fait mention du cinéma d’animation chinois, peu distribué et bien moins remarquable aujourd’hui, mais pourtant véritable vivier de certains des animateurs les plus talentueux qui aient jamais existé.

L’histoire commence dans les années 20, les frères Wan (Laiming et Guchan), deux jumeaux, sont des pionniers dans le domaine : ils sont les premiers à importer les techniques d’animation qui commençaient à apparaître dans certaines industries cinématographiques étrangères. En 1922, leur première réalisation Shuzhendong Chinese Typewriter devient ainsi le premier court-métrage d’animation chinois. Dans les vingt années qui suivront, ils continueront à produire en masse, innovant notamment en terme de son. En 1939, leur visionnage de Blanche-Neige et les sept nains les motive à créer un équivalent chinois du chef d’œuvre de Walt Disney : c’est ainsi que naquit La Princesse à l’éventail de fer, sorti deux ans plus tard, devenant ainsi le premier long-métrage d’animation asiatique, quatre avant le Japon (Momotaro, le Divin Soldat de la Mer, sorti en 1945).

Jusqu’en 1967, le cinéma d’animation chinois est en plein âge d’or. Les auteurs fusent, les financements se renforcent : la fondation du Shanghai Animation Film Studio en 1957 par les frères Wan permet à de nombreux talents de se réunir sous une même bannière. Mais tout s’effondre avec la Révolution Culturelle : si le SAFS n’est pas dissout, ses financement sont réduits et sa production très fortement encadrée. Mao Zedong oblige en effet tous les animateurs à recentrer leur travail sur de la propagande uniquement (il en avait déjà usé pour sa campagne des Cent fleurs, dix ans avant). Beaucoup de ces artistes préfèrent le suicide et l’humiliation. Les merveilles artistiques atteintes par l’industrie du cinéma d’animation chinois sont ainsi bloquées net du jour au lendemain.

Impression de montagne et d'eau

A partir de la fin des années 70, l’animation chinoise réapparaît discrètement. Quelques courts et moyens-métrages arrivent à exporter et à remporter des prix, cependant éclipsés par l’ombre gigantesque de la japanimation voisine. Une influence qui finira par submerger l’animation traditionnelle de l’Empire du Milieu : poussés à la porte, ces animateurs d’un autre temps sont remplacés par des logiciels Flashs et par l’animation digitale, qui ont aujourd’hui définitivement remplacés les enfants de l’école de Shanghai.

De cette école, l’un des noms les plus marquants, c’est Te Wei. Il rejoint assez rapidement les frères Wan dans leur studio fraîchement créé, et c’est lors de la visite d’un officiel maoïste qu’il s’essayera à la technique qui le fera connaître : le maréchal Chen Yi lui conseille en effet, à la fin des années 1950, de s’inspirer des peintures de Qi Baishi, monument de la peinture chinoise ayant notamment travaillé l’encre de Chine à la jonction des XIXème et XXème siècles. Inspiré par la peinture traditionnelle, il représente un art du pinceau spécifique à l’Empire du milieu.

De cette inspiration esthétique à la sensibilité tout à fait chinoise naît Les Têtards à la recherche de leur maman en 1962 : cette technique d’animation, unique en son genre, est appelée l’animation shui-mo ou lavis animé. Une couleur (d’aquarelle ou d’encre de Chine) est diluée dans de l’eau afin d’obtenir différentes intensités de celle-ci. Lors de la Révolution Culturelle, Te Wei est malheureusement incarcéré puis torturé pendant un an avant de s’exiler en campagne jusqu’en 1975, année de son retour au studio qui l’avait jadis révélé.
Impression de montagne et d'eau
Il en deviendra le directeur, étendant le staff et réalisant deux derniers films avant d’être honoré par le Parti Communiste comme l’un des quatre cinéastes chinois les plus importants du XXème siècle. Sa dernière réalisation sortie en 1988, IMPRESSION DE MONTAGNE ET D’EAU, est aussi son chef d’œuvre, le summum de sa technique du lavis animé, et peut-être l’un des derniers films à ce jour ayant usé de ce coup de pinceau si particulier, abandonné dans les années 90 car jugée trop coûteux et peu nécessaire.

IMPRESSION DE MONTAGNE ET D’EAU conte l’histoire d’amitié entre un vieux musicien et une jeune fille. Durant vingt petites minutes, Te Wei réalise son œuvre la plus aboutie, la plus incroyable, et peut-être l’un des métrages d’animation les plus impressionnants jamais réalisés de par l’ambition démesurée de ce fameux lavis. D’une poésie infinie, d’une beauté envoûtante, c’est une peinture qui se déroule devant les yeux du spectateur. Alors que de nombreux cinéastes semblent vouloir revenir à cette rencontre en mouvement de différents arts picturaux (voir La Passion Van Gogh et Tout en haut du monde), Te Wei avait déjà atteint une maîtrise difficilement égalable dans cet exercice : parvenir à faire ressentir le charme et les subtilités d’un art traditionnel, et le transposer avec une délicatesse unique au jeu du mouvement qu’est le cinéma.

C’est là la grande tragédie de ce cinéaste chinois, tantôt acclamé, tantôt torturé par son pays. Et quand celui-ci finit par le laisser tranquille, ce sont les lois de la rentabilité (à l’opposé des valeurs de propagande communiste qui l’avaient précédemment abattues en plein envol) qui vinrent le rattraper et considérer son art comme un gouffre financier. Jusqu’à sa mort en 2010 à l’âge de 95 ans (soit plus de vingt ans après son dernier métrage), Te Wei attendit qu’on revienne vers lui avec un nouveau script, pour qu’il puisse revenir au lavis animé. Mais alors que ses compatriotes se mettaient d’accord pour dire qu’il était un monument du septième art chinois, il disparut dans une certaine indifférence, avec son rêve brisé de préserver le shui-mo des affres du cinéma commercial, de pouvoir apporter une dernière pierre à sa filmographie qui nous semble, aujourd’hui, tristement incomplète. Difficile alors de démontrer avec autant de pertinence qu’avec l’exemple de Te Wei la grande illusion hypocrite qu’est la liberté créatrice.

KamaradeFifien

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Titre original : 山水情 (Shān shuǐ qíng)
Réalisation : Te Wei
Scénario : Wang Shuchen
Date de sortie : 1988
Durée : 20min
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