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REALITY, se laisser prendre dans la toile de l’araignée – Critique

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Crépusculaire époque pour la politique américaine que la période dans laquelle les événements de REALITY se déroulent. Trump prend le pouvoir emportant avec lui les droits des minorités et les maigres acquis sociaux de l’ère Obama. Mais surtout s’ouvre un nouveau théâtre, celui de la désinformation, des trolls, des ingérences et des fachos au grand jour. REALITY est l’histoire d’une dérive politique.

C’est un jour de juin 2017, l’air dehors est déjà chaud et la Nissan Cube de Reality, jeune femme aux cheveux blonds négligemment attachés en chignon, se gare devant un petit pavillon d’Augusta. Encore sur le siège conducteur à côté de sacs de supermarché, elle porte une chemise blanche ample à demi ouverte sur une brassière de sport et un mini-short retroussé, à quoi pense-t-elle, les yeux dans le vague ?

Un homme entre deux âges frappe à son carreau, il arbore un sourire troublant, presque forcé. Ses deux incisives ne sont presque pas perceptibles alors que ses autres dents le sont. Reality baisse la vitre de sa portière, l’homme lance un magnétophone qu’il place dans la poche pectorale d’une chemise bleue à rayures démodée, le son grésille un instant, l’enregistrement commence, le film aussi. Ceci est un interrogatoire.

Photo du film REALITY
Crédits : Metropolitan Films

Le ton est donné par un intertitre blanc sur noir, l’ensemble des dialogues du film est tiré de la retranscription stricte de l’enregistrement de l’interrogatoire de Reality Winner par deux agents du FBI. La fiction se brouille, se transforme et l’atmosphère s’alourdit. Pendant plusieurs minutes les hommes qui commencent à entourer la jeune femme lui expliquent le cadre légal dans lequel ils agissent : mandat, perquisition ; s’instaure alors un dialogue de sourd entre les personnages. Ils lui demandent si elle possède des armes, elle leur demande si elle peut mettre ses courses au frigo, ils lui prennent son téléphone, lui répètent qu’ils vont lui poser des questions, elle s’inquiète pour son chien qui est a l’intérieur et puis sa petite chatte qui ne doit pas sortir.

Laborieuse, surréaliste ou trop réelle pour être supportable, la première demi-heure instaure un climat, celui de la suspicion, de l’incompréhension et surtout de la crainte, diffuse, palpable, omniprésente. Où sommes-nous et pourquoi ? Que savent ces hommes ? De quoi est accusée Reality ? Et qui est-elle ?

Prof de yoga à l’occasion, mais surtout militaire dans l’US Air force, Reality n’est pas la jeune femme fluette et fragile qu’on pourrait croire au premier regard dans sa petite taille et ses grands yeux tristes. Perdue et désorientée elle l’est de tout son être, mais elle est bien solide qu’elle n’y paraît. Pendant 80 minutes d’interrogatoire retranscrit, la réalisatrice Tina Satter va jouer avec la perception des spectateurs. Dans les détails, les regards, les symboles, les prises de vue et surtout la direction des acteurs, la mise en scène va montrer tout ce que la retranscription ne dit pas : les émotions, les déplacements, les nuances dans la voix, le ressenti organique que tout cela n’est pas réel. Acculé dans un coin d’une pièce vide et sordide du fond de la maison, nous nous immisçons dans la vie intime de Reality : son travail, sa solitude, ses vacances, ses passions.

Photo du film REALITY
Crédits : Metropolitan Films

Porté par Sydney Sweeney dans le rôle titre, le film – assez court – n’envie rien aux grands thrillers psychologiques du Silence des Agneaux à Usual Suspects. Si la qualité du film passe en grande partie dans la prestation de son actrice principale, l’interaction souvent irréelle entre Reality et lagent Garrick, fait prendre corps au poids des non-dits et de la quête de vérité, de cette lutte psychologique, ce travail de sape minutieusement préparé et mis en œuvre.

Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si cet agent du FBI, joué par Josh Hamilton, a de grandes ressemblances avec Dale Cooper interprété par Kyle MacLachlan, héros de la série Twin Peaks de David Lynch. Assumé dans sa mise en scène, cet hommage lynchéen de la réalisatrice n’en est pas pour autant un copycat, REALITY est un objet rare, « un film de festival » qui est capable de transcender son public, le tenir sous pression, la tête sous l’eau du premier au dernier plan. Film à performance de comédiens car film à dialogues, on sent aussi l’environnement de ce huis clos se déliter jusqu’à devenir irrespirable dans une délimitation fine de l’espace des personnages, de plus en plus restreint, jusqu’à ses dernières scènes : lorsque la proie qui se débat semble prise dans une toile d’araignée qu’elle a elle-même tissé.

Fiction ou réalité ? Nom tout trouvé pour son intrigue, la jeune femme est l’objet de deux narrations ou réalités distinctes qui divergeront jusqu’au point de rupture. Satter comme Sweeney semblent prendre plaisir à brouiller les pistes sur la vie intérieure de l’héroïne. Sous-jeu maîtrisé à la perfection, mal sapée, abasourdie, Reality n’a rien à faire dans cette affaire et pourtant elle en est le centre. Les censures du document déclassifié donne aux dialogues, une dimension parfois cryptique qui permet au spectateur de fantasmer, mais aussi de se questionner et de remettre en question deux choses : la vérité de Reality, et la raison de la venue de ces agents.

I knew it was secret… but I also knew that I had pledged service to the American people.

Reality Winner

Même s’il manque des pièces à un puzzle, on verra forcément un tout cohérent. L’important n’est pas le détail du verbatim mais l’ensemble de la déposition. Tout au long du film les policiers ne cherchent pas le comment mais bien le pourquoi car la réalité comme l’invoquait Immanuel Kant dans sa Critique de la raison pratique (1788) n’est pas l’acte en lui-même, mais bien l’intention derrière celui-ci, quelles qu’en soient d’ailleurs ses conséquences. Un point de vue qui interroge non plus sur la réalité de l’affaire mais sur sa légitimité car il n’est pas non plus question de criminalité ou de justice mais bien de morale. Cette morale semble être partagée par les agents qui ne remettent pas en question la moralité du crime présumé mais bien l’existence même de crime ou la légitimité à l’en qualifier. Reality le dira à la fin, l’important n’était pas que ce soit elle mais bien que ce soit fait.

Etienne Cherchour

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