THE PHOENICIAN SCHEME : pourquoi Wes Anderson ne rompt-il pas avec lui-même ?

Photo du film THE PHOENICIAN SCHEME
Crédits : TPS Productions / Focus Features

Avec THE PHOENICIAN SCHEME, Wes Anderson ne rompt pas avec lui-même. Au contraire, il pousse plutôt sa grammaire jusqu’à l’extrême bord de sa lisibilité, là où le style cesse d’ordonner le monde pour commencer à l’engloutir. Il ne s’agit plus, comme dans The Grand Budapest Hotel, de sublimer le tragique par la symétrie, ni, comme dans Asteroid City, de jouer avec les couches du récit. THE PHOENICIAN SCHEME vient après tout cela et cherche à savoir ce qu’il reste quand le cadre ne tient plus.

Alors, THE PHOENICIAN SCHEME commence là où les autres s’achèvent dans l’effritement du cadre, dans la fatigue des motifs. Le style n’y sert plus à organiser le monde, mais à montrer qu’il ne tient plus, qu’il déborde, qu’il bave sur les bords. C’est un film de la saturation, de l’après-coup, de l’élégance à bout de souffle. On y regarde un univers qui continue de s’orner alors même qu’il a cessé d’y croire.

Anderson ne rompt donc pas avec lui-même, il pousse simplement son idiome jusqu’au point de rupture pour devenir une énigme graphique. THE PHOENICIAN SCHEME n’ajoute pas une pierre au monument andersonien : il en explore les fissures.

Ici, tout commence par avec Anatole « Zsa-zsa » Korda (Benicio del Toro), industriel, figure d’un capitalisme finissant, pris dans une tentative confuse mais ordonnée de rédemption paternelle. Il y a aussi cette fille, sa fille, Liesl (Mia Threapleton), religieuse, qui semble autant croire qu’attendre. Entre eux, un continent de regrets, un espace entre deux corps, deux styles de vie, mais une forme d’autorité : celle du père tout-puissant.

Mais Anderson ne cherche pas à offrir un drame classique, à poser un arc de réconciliation. Il agence, comme toujours, des motifs. Ce qui frappe ici, c’est combien ces motifs sont lestés d’une inquiétude nouvelle. La République Phénicienne, décor fictionnel méditerranéen aux accents vaguement ottomans, est un monde sous cloche, un musée politique où rien ne change vraiment, où l’extractivisme se maquille en innovation, où les élites technocratiques parlent de ceux qui sont hors du cadre.

Au cœur du récit, la bioluxite, ressource énergétique fantasmée. Elle n’existe que par ses conséquences : guerre d’influence, surveillance, isolement, exploitation. Elle est le pétrole, le lithium, le sang : l’élément qui gouverne tout. Anderson l’introduit comme on introduirait une relique ou une malédiction.

À sa manière, très douce, très ornementée, il signe ici un film profondément politique, mais politique dans le refoulé, dans le déni, dans l’élégance d’un monde qui ne veut pas s’avouer qu’il a été conquis.

Avec Anderson, on regarde surtout. Les cadres sont toujours aussi parfaits, les travellings latéraux impeccables, les costumes millimétrés, les couleurs choisies comme sur une palette de peintre. Mais quelque chose gêne. Chaque personnage est à sa place. Chacun joue le rôle qu’on attend de lui. Sauf peut-être Liesl.

Et les autres ? Ils sont là, prestigieux, innombrables : Johansson en diva exilée, Cumberbatch en conseiller technocrate, Mahershala Ali en archiviste, Willem Dafoe en diplomate post-mortem. Autant de noms, de corps, de visages, qui ne trouvent jamais leur voix propre. Ce n’est pas un défaut. C’est le système. Anderson les transforme en icônes de cire. Il ne les oublie pas : il les expose. Il les encadre. Il les immobilise.

Ce théâtre, c’est aussi celui du récit vidé de sa substance. Il y a une histoire, oui, mais elle n’avance pas. Et pourtant, quelque chose passe. Une émotion, oui, mais ralentie, murmurée, empêchée. La relation père-fille ne s’embrase jamais, elle s’écrit en gestes retenus. Anderson semble dire : il n’y a plus de réconciliation possible, seulement des tentatives trop tardives.

On peut lui adresser tous les griefs habituels. Sa froideur. Son hermétisme. Sa manière d’effleurer les grands sujets sans les mordre. Mais ce serait peut-être lui faire un faux procès. Car ce qu’il met en scène, c’est justement cela : la grande fatigue de notre époque. Son incapacité à croire encore au récit, au drame, à l’héroïsme. Ce que THE PHOENICIAN SCHEME expose, ce n’est pas tant une histoire que l’épuisement de toute croyance dans le récit lui-même.

Car au fond, c’est bien cela qui tremble sous l’élégance du cadre : l’incapacité contemporaine à produire du drame, du lien, du sens qui ne soit pas immédiatement ironisé, archivé, désamorcé. Une époque qui ne sait plus comment raconter, et qui, pour s’en excuser, multiplie les mises en abyme, les esthétiques vitrifiées, les gestes de repli. Et Wes Anderson filme cette fatigue avec une extrême fidélité.

Mais peut-être est-ce là, justement, le point aveugle. Que reste-t-il quand tout est devenu surface, collection, forme pure ? Que peut encore le cinéma quand il ne croit plus à son propre pouvoir d’agir, de transformer, de bouleverser ? Anderson semble répondre : rien. Ou si peu. Et la grande erreur se situe là. Une œuvre qui documente notre incapacité à agir autant qu’elle s’y abandonne.

Corentin STEEMAN

Cet article a été publié suite à une contribution d’un·e rédacteur·rice invité·e.
Si vous souhaitez écrire une actualité, une critique ou une analyse pour le site, n’hésitez pas à nous envoyer votre papier !

Auteur·rice

Nos dernières bandes-annonces

S’abonner
Notifier de
guest

0 Commentaires
le plus récent
le plus ancien le plus populaire
Commentaires en ligne
Voir tous les commentaires
0
Un avis sur cet article ?x