J’Accuse sort en salles le 13 novembre et reprend l’affaire Dreyfus sous forme d’un thriller parfaitement documenté. Le film rend notamment hommage à Georges Picquart (Jean Dujardin), l’officier qui mena une contre-enquête permettant à terme de libérer Dreyfus (Louis Garrel). La sortie du film est l’occasion de porter un regard sur ses deux scénaristes.
Avec le débat de société actuel, il est devenu difficile d’écrire sur l’œuvre de Roman Polanski sans se sentir obligé de se positionner par rapport à l’affaire de mœurs qui lui est associée. C’est en tout cas ce que l’on peut déduire en lisant la plupart des critiques rédigées sur son dernier film J’Accuse (2019). Cet article s’en tiendra cependant à une stricte analyse du travail artistique produit par le réalisateur franco-polonais et Robert Harris, coscénariste de J’Accuse et auteur du roman D. (An Officer and a Spy, 2013) dont le film est inspiré.
C’est en effet la deuxième fois que Polanski travaille avec l’écrivain anglais de 62 ans, auteur de thrillers politiques particulièrement célèbres en Grande-Bretagne. Leur première collaboration s’est faite pour The Ghost Writer (Roman Polanski, 2010) tiré du roman L’Homme de l’ombre (The Ghost, Robert Harris, 2010) et dans les deux cas, l’alchimie opère particulièrement bien en rendant un résultat de qualité supérieure. Pour mieux comprendre l’efficacité de cette coopération, l’analyse qui suit propose de mettre en lumière la structure commune que l’on retrouve dans l’œuvre globale des deux auteurs et qui se confirme dans J’Accuse.
« Le pouvoir est en quelque sorte comme la radioactivité. Cela peut être bénéfique, mais à long terme cela finit par détruire celui qui l’a trop longtemps en sa possession »
Le mal qui se cache derrière une image lisse est un sujet qu’aime traiter Roman Polanski. Ce mal peut être surnaturel comme dans ses premiers films avec les voisins faussement sympathiques de Rosemary’s Baby (1968) ou les aristocrates bienséants du Bal des Vampires (The Fearless Vampire Killers, 1967). Il peut être bien réel comme dans Chinatown (1974) avec un notable incestueux protégé par le pouvoir local de Los Angeles ou dans Frantic (1988) avec des agences de renseignement prêtes à tout pour récupérer une arme secrète. Il en va de même dans l’œuvre de Robert Harris où il dépeint avec agilité les mécanismes du mensonge qui peuvent se mettre en action au sein de toute organisation « bien sous tous rapports » et qui possède un pouvoir important, que cela soit un gouvernement, une grande entreprise, la bureaucratie etc. « Je m’intéresse à toute organisation qui par nature est capable de mentir pour cacher ses erreurs », explique l’écrivain.
Ainsi, dans J’Accuse, cette organisation de pouvoir est la bureaucratie de l’Etat-major français d’alors, qui cache un antisémitisme endémique accentué par la défaite de 1870. De véritables « forces de l’ombre » comme il les désigne dans le roman, s’y mobilisent pour détruire Dreyfus puis Picquart. Dans The Ghost Writer, c’est un gouvernement anglais, inspiré de celui de Tony Blair, qui dissimule des crimes de guerre. On retrouve également ce mal dans un autre roman de Robert Harris qui a failli être adapté par Polanski, à savoir Pompéi (Pompeii, 2003) avec pour décor la fameuse région vésuvienne, symbole de l’opulence fragile de la Rome antique. Il en va de même pour ses autres romans, de Fatherland (1992) à L’Indice de la Peur (The Fear Index, 2011).
Pour Robert Harris, « le pouvoir est en quelque sorte comme la radioactivité. Cela peut être bénéfique mais à long terme cela finit par [vous] détruire ». Il faut donc qu’il change de main régulièrement, sinon il devient toxique. Cette vision vient en partie de sa propre expérience, puisque Robert Harris a été proche de Tony Blair avant de s’en éloigner lorsque ce dernier s’engagea en faveur de la Guerre d’Irak en 2003. L’écrivain se souvient que la veille de l’élection du Premier ministre en 1997, il y avait un simple policier en faction devant sa demeure. Le lendemain de son élection il y en avait cinq ou six, armés de mitraillettes. A partir de ce moment-là, estime-t-il, Tony Blair n’a plus connu de vie normale.
Chez Polanski et Harris, le grand méchant loup ne meurt pas à la fin
Au-delà de ce pouvoir corrupteur par essence, chez Polanski, la source du mal se tapit souvent dans un objet, un corps ou un lieu qu’il traite narrativement comme une sorte de talisman occulte pouvant répandre un maléfice dans le monde. Dans Rosemary’s Baby, c’est l’immeuble maudit – voire le ventre de Rosemary (Mia Farrow) – refuge de l’antéchrist. Dans Le Bal des vampires, c’est Sarah (Sharon Tate), la jeune femme contaminée par les vampires. Dans Chinatown, c’est le quartier éponyme, sorte de « ground zero » de l’impunité des puissants. Dans Frantic, il s’agit d’un dispositif d’armement qui ressemblerait presque à un jouet inoffensif. Pour ses deux œuvres coécrites avec Robert Harris, les secrets maléfiques se cachent dans des manuscrits. Dans The Ghost Writer, c’est le manuscrit des mémoires du Premier ministre qui est au centre de l’intrigue.
Dans J’Accuse, c’est le fameux bordereau, pièce principale de l’accusation calomnieuse. Avec ces « talismans » narratifs, les récits ressemblent à des contes dans lesquels le grand méchant loup ne meurt pas à la fin. Ainsi, dans J’Accuse, Dreyfus finit par être réhabilité mais la figure du vrai grand méchant caché dans son antre, est ici l’antisémitisme. Le XXe siècle et ce début de XXIe siècle ont démontré que ce loup est bel et bien vivant.
Quand l’atmosphère devient un personnage du récit
Cette ambiance de conte réaliste est appuyée par la mise en avant de la météo et de ses conséquences tant chez Polanski que chez Harris. « Peut-être que je m’intéresse à la météo et aux sensations qu’elle procure parce que je suis anglais ! » admet Robert Harris. Lorsqu’il établit ses recherches avant d’écrire un roman, l’écrivain se rend souvent sur site pour ressentir l’atmosphère du lieu en plus des recherches documentaires qu’il réalise souvent sur plusieurs années. Pour ses histoires se situant dans la Rome antique, la chaleur écrase régulièrement le héros de l’histoire. Dans The Ghost Writer, la pluie et le vent viennent encercler les personnages dans la forteresse moderne du chef du gouvernement.
Pour J’Accuse, ses recherches d’archives lui ont fourni, outre les informations sur l’enquête en tant que telle, un nombre incalculable de détails sur l’atmosphère météorologique et même olfactive du Paris de l’affaire Dreyfus. Les descriptions s’attardent ainsi sur le froid parisien ainsi que sur la moiteur brûlante que subit le condamné sur l’Île du Diable. Cinématographiquement, chez Polanski, cette atmosphère se traduit dans la lumière créée par ses directeurs photo, notamment celui avec lequel il travaille fidèlement ces dernières années, à savoir le polonais Paweł Edelman. Le ciel prend alors une couleur grisâtre bleutée, dans une atmosphère brumeuse et froide, tandis que les intérieurs surtout en scènes de nuit, émettent une lumière chaude et feutrée. Cela se vérifie tant sur The Ghost Writer et J’Accuse que sur leurs autres collaborations telles que Le Pianiste (The Pianist, 2002). Ce contraste se voyait aussi sur les premiers films de Polanski comme dans Le Locataire (The Tenant, 1976) ou Le Bal des Vampires où le froid des Carpates s’oppose à la chaleur du château des vampires. Inversement, dans Chinatown et Rosemary’s Baby, c’est une canicule infernale qui est mise en scène et qui tient allégoriquement le rôle d’une annonciatrice d’un malheur à venir.
Dans les traces du double
Enfin, un même schéma narratif est récurrent dans les histoires de Polanski et Harris. C’est d’abord au départ, l’attirance du personnage principal pour une nouvelle situation avantageuse à première vue, comme un appât permettant de lancer le malheur et l’intrigue. Un appartement commode à Paris dans Le Locataire, un nouveau poste pour une meilleure carrière dans Pompéi ou dans J’Accuse, un contrat d’édition juteux dans The Ghost Writer. Puis, au fur et à mesure que le héros progresse dans son investigation, il finit par marcher dans les pas de celui qui le précédait, devenant alors son alter ego. Dans Pompei, l’ingénieur de l’aqueduc remplace son prédécesseur mystérieusement disparu. Dans The Ghost Writer, un prête-plume (Ewan McGregor) remplace également son prédécesseur qui se serait suicidé.
Dans J’Accuse, Georges Picquart remplace le chef de la Section de statistiques (les anciens Renseignements militaires). Robert Harris explique que ce qui l’intéresse, ce sont les « insiders », c’est-à-dire ceux qui sont dans le système et qui peuvent, grâce à leur perplexité et leur persévérance, changer une situation d’injustice avec succès… ou pas. Pour J’Accuse, un anachronisme pourrait comparer Georges Picquart à un lanceur d’alerte mais à cette époque, on est évidemment loin de l’utilisation tous azimuts des médias. Ce n’est qu’après avoir utilisé tous les recours internes à l’Etat-major et après avoir littéralement risqué sa vie, que Georges Picquart a accepté de collaborer avec Emile Zola pour que celui-ci écrive son fameux article.
En fin de compte, même si la vision que l’on décèle des histoires de Robert Harris et Roman Polanski semble lugubre, l’humour est loin d’être absent de leurs récits. Il s’en dégage donc une part d’espoir. Le monde n’est pas tout noir, il serait plutôt gris foncé. Ainsi, en contribuant à libérer Dreyfus, Picquart et Zola ont aussi quelque peu préservé l’honneur de leur patrie, si tant est que ce terme ne soit pas désuet, car « un pays où l’on se déchire pour le sort d’un petit capitaine juif est un pays où il faut se dépêcher de se rendre !». Tels sont les propos qu’aurait prononcés à l’époque le grand-père d’Emmanuel Levinas avant que ce dernier n’émigre en France.
Julien BARTOLETTI