Sauvé par des seconds rôles complexes, SILENCE manque son sujet à force d’exalter un héroïsme chrétien sous couvert d’acceptation de soi.
Notre critique POUR, ici
Si l’on réduisait l’œuvre de Martin Scorsese à une sempiternelle relecture christique – maniant il est vraie, avec son énergie coutumière, toute une panoplie de figures et de symboles que lui offre « sa » religion catholique, son cinéma ne dépasserait guère les allégories gibsoniennes (Tu ne tueras point, La passion du Christ). La force du cinéma de Scorsese réside avant tout dans l’idiosyncrasie d’un style qui assume pleinement une cinéphilie des plus iconoclastes (Kurosawa, Powell, Fuller, les séries B, la nouvelle-vague française, etc.). Un mélange de styles, de tons et de thèmes qui confère la diversité, la singularité et l’originalité d’une œuvre définitivement pas comme les autres.
Tournant l’adaptation de l’œuvre de Shusaku Endo (déjà filmé par un cinéaste-maison Masahiro Shinoda en 1971), Scorsese s’invite au pays du Soleil Levant (plutôt Taïwan) avec l’héritage culturel, artistique et bien sûr cinématographique que cela implique. Évidemment la rencontre paraît presque idoine tant le cinéma de Scorsese affectionne la violence-rituelle, quasi autopunitive, circonscrite dans un espace codé (hiérarchique et scénographique) que lui procure la répartition des classes à l’époque féodale (c’était majoritairement des paysans qui étaient christianisés d’ailleurs). Balancé son archétype héroïque – l’obsédé plus ou moins contrôlable – dans un tel décorum devait logiquement engendrer son quota de scènes d’aliénation et de violence gratuite et sadique. Fort heureusement, SILENCE n’est pas l’exutoire, la promesse sadomasochiste que l’on craignait. Mais c’est peut-être pire.
Rappelons que chez Scorsese, ce sont les épreuves physiques et mentales (spirituelles plutôt) auxquelles sont soumises ces héros qui enclenchent l’aspect réflexif de ces films. Et pour comprendre les deux points de vue – celui du héros chrétien (Andrew Garfield en Père Rodrigues) et celui des bouddhistes japonais – il faut se remémorer que la morale japonaise est une « morale de la honte » tandis que celle de l’Occident chrétien s’avère être une « morale du péché » pour reprendre l’opposition faite par Ruth Benedict (Le chrysanthème et le sabre). Et c’est sûrement là que Scorsese manque le coche, car cette opposition passe au travers de personnages annexes, quasi anecdotiques. Son héros, interprété par un Garfield trop lumineux, en serait presque épargné. En effet, c’est avec le personnage du guide Kichijiro (Yôsuke Kubozuka) et celui de l’interprète (l’excellent Tadanobu Asano) que le cinéaste travaille profondément la question du religieux et de l’histoire. Le premier est un japonais chrétien qui ne fait qu’abjurer pour sauver sa « peau » et pour mieux demander pardon au premier Père qu’il voit. Il est à la fois une figure pathétique et antipathique. Il expose les limites d’une « morale du péché ». Le second est un japonais bouddhiste qui raconte au Père Rodrigues que les premiers missionnaires (François Xavier en 1549) n’ont jamais cherché à comprendre la culture et la langue japonaise, qu’ils sont arrivés en conquérants, prêt à évangéliser tout ce qui « bougeait » alors que la civilisation japonaise existait depuis fort longtemps, ayant de profondes racines et ces propres religions (bouddhisme, shintoïsme et confucianisme).
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De peur de voir l’expansion de l’occident progresser sur leur terre (la crainte du colonialisme militaire, de l’ébranlement de leur unité sociétale, du sentiment de supériorité des occidentaux), le Japon décida d’appliquer une politique isolationniste, le fameux « sakoku » (« pays fermé ») qui engendra trois cents années de paix : l’époque Edo (1600-1868). Évidemment, la première réponse fut l’expulsion des missionnaires (1587), puis, la radicalisation aidant, l’exécution (1617) ne tarda pas. À ce titre, l’attitude du Père Ferreira (Liam Neeson) qui s’abjura en 1633, se convertissant par la même occasion au bouddhisme (religion phare de l’époque), pris une femme et un nom japonais et collabora en écrivant des pamphlets contre sa propre religion, fut loin d’être un cas isolé. Pourtant, après vingt années de vie au Japon, Père Ferreira tient un discours sincère sur la religion bouddhiste, sur la primauté de la nature, d’une Vérité qui soit multiple… On entrevoit alors quelque chose de l’ordre d’une liberté de l’esprit, d’une acceptation de soi et de l’autre. Mais Scorsese ne peut s’empêcher de le montrer comme un prisonnier ; un comportement qui serait sacrificiel, à l’image du dernier plan du film. On a presque l’impression d’un « lavage de cerveau » (la cicatrice derrière l’oreille), réduisant le Japon à un marécage où rien de bon ne pousse. Il n’y en aurait donc que pour la critique du système féodal, mais rien sur la religion.
Lorsqu’on observe les scènes de torture et d’humiliation que subissent les chrétiens (la fosse, la mer qui monte, le « fumi-e » : poser son pied sur un emblème christique), elles sont évidemment toutes horribles et cruelles. Les responsables japonais sont décrits comme des sadiques. Mais est-ce que les missionnaires sont montrés comme des lâches ? Pourquoi Père Rodrigues a-t-il besoin d’entendre la voix (en voix-off !) de Dieu lui dire de mettre son pied sur son visage pour sauver ces pauvres gens ? L’aurait-il fait sans cela ? Comme lorsqu’il écrit des pamphlets à son tour sur les dangers du catholicisme, cela a tout de l’ultime sacrifice pour l’humanité chrétienne, du moins ce qu’il en reste. De ce constat, la religion catholique en sort grandie. Dans le film datant de 1971, Shinoda ne faisait pas « parler » Dieu lors de la scène du « fumi-e » (et le film se permettait d’être doublement plus libérateur et polémique en se concluant avec la vision du Père Rodrigue couchant avec une femme).
Pourtant SILENCE avait montré les prémisses d’une critique, d’un véritable « silence » de Dieu, incapable de s’émouvoir ou de protéger ces pauvres gens. Père Rodrigues commençait alors à douter de son Dieu, juste bon à partager la souffrance des hommes. L’idée que les paysans chrétiens vénéraient uniquement la figure du Père Rodrigues, non les lois du Seigneur, ouvrait tout un tas de questions. Mais Scorsese ne les approfondit que très partiellement, la démence de son héros n’étant seulement qu’évoquée à travers l’idée d’un reflet dans un cours d’eau. Alors qu’il nous avait habitués à filmer les excès propre à l’homme, à sa condition animale, à ses pulsions les plus pervers, Scorsese ne livre ici qu’une belle âme, une belle personne (comme le dit l’interprète !). Les vrais excès étaient du côté du guide Kichijiro, de l’Inquisiteur Inoue (incroyable Issei Ogata), du Père Garupe (génial Adam Driver) qui finit par plonger littéralement, quitte à mourir, pour conserver le masque de sa religion.
Trop respectueux, manquant presque de mordant, Scorsese revêt son film d’une mise en scène académique qui ferait finalement presque son âge. Exit le montage frénétique, la voix-off complice, l’énergie étourdissante des mouvements de caméra, SILENCE fait dans le sobre et le solennel. Un hiératisme religieux de circonstances, peut-être. L’influence d’une esthétique japonaise, tant scénographique que temporelle, davantage basée sur la fulgurance (que Scorsese n’a plus ou que par instants) et le « vertical » (hiérarchie sociale et comportementale japonaise), probablement. L’indéniable beauté plastique – la photo de Rodrigo Pieto et les costumes de Dante Ferretti – n’enlève rien au consensus que propose le film. C’est au moment où il pouvait, ou même devait tout envoyer, « lâcher les chevaux » pour ainsi dire, que Scorsese se fait le plus timoré, le plus prudent.
Antoine Gaudé
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• Réalisation : Martin Scorsese
• Acteurs principaux : Andrew Garfield, Adam Driver, Liam Neeson
• Durée : 2h41min
• Réalisation : Martin Scorsese
• Scénario : Jay Cocks et Martin Scorsese d'après l'oeuvre de Shusaku Endo
• Acteurs principaux : Andrew Garfield, Adam Driver, Liam Neeson
• Date de sortie : 8 février 2017
• Durée : 2h41min