Qui connaît Bong Joon-Ho en 2004 ? Pas grand monde. Responsable d’une comédie loufoque dénommée Barking Dog, il est connu par un cercle restreint d’initiés au cinéma coréen…
D’ailleurs, le film sortira chez nous uniquement en DVD bien plus tard (en 2007), une fois que le bonhomme se sera fait vraiment un nom dans nos contrées. Cet anonymat rend l’arrivée de son second film, Memories of Murder, encore plus impressionnante. D’un coup, on voit un cinéaste quasiment naître sous nos yeux, avec une proposition franche, d’une maîtrise hallucinante. Plus que ça, on peut carrément dire que le film marque le début de la nouvelle vague du cinéma sud-coréen qui a émergé au début des années 2000. Il faut retenir l’année 2004 car elle est importante. En plus de Bong Joon-Ho, Park Chan-Wook nous ravage la gueule avec Old Boy et Kim Jee-Woon sort son horrifique Deux Sœurs. C’est tout un symbole de voir ces 3 noms, désormais reconnus massivement par la presse et le public, sortir en même temps leur film alors qu’ils sont chacun quasiment au début de leur carrière (Park Chan-Wook était un brin plus populaire puisqu’il avait entamé un an auparavant sa trilogie de la vengeance avec Sympathy for Mr Vengeance).
Indéniablement, quelque chose d’important était en train d’émerger en Corée. Si on ne mesurait pas encore toute l’ampleur du mouvement à l’époque, on peut dire sans se tromper aujourd’hui que tous les marqueurs qui définissent désormais ce cinéma étaient présents. On l’oublie parfois mais Memories of Muder est inspiré de faits réels. Il est question ici des agissements du tout premier serial-killer sud-coréen ayant sévi durant 4 ans. L’affaire est dingue puisque le tueur n’a jamais laissé d’indices. Malgré la mobilisation massive de la police et la multiplication des suspects, son arrestation n’est jamais intervenue. Au travers de cette enquête impossible, c’est une radiographie de la Corée du Sud, à un instant T, qu’il faut voir. Un pays en proie aux doutes, apeuré par la possibilité d’une guerre avec le rival nord-coréen. On voit d’ailleurs très bien dans le film que les écoles pratiquaient des exercices de secours pour s’assurer de pouvoir réagir en cas d’attaque. Cette toile de fond, en retrait mais présente, est une des nombreuses facettes d’un long-métrage riche en contenu. Memories of Murder est donc le récit d’une traque désespérée. Sauf qu’à l’inverse d’une pure série B aux intentions limitées, le film s’élève vers des d’autres cieux et dévie sa feuille de route afin d’introduire des lignes de réflexions existentielles, disjonctant le déroulement codifié de ce type de cinéma. Totalement à l’image de ce que la Corée du Sud nous propose depuis des années, il faut prendre le postulat de base pour acquis tout en sachant qu’il y aura toujours plus de matière à l’arrivée.
En l’occurrence, on comprend ici dés les premières minutes que nous ne sommes pas en présence d’un polar basique. L’ouverture, douce, rythmée par des rires d’enfants qui s’amusent dans les champs, dénote avec la découverte du corps de la jeune femme assassinée. Cette victime existe bien, pourtant le film étale rapidement toute l’étendue de ses ressources. Il y a évidement ce cadre, cette campagne qui donne un cachet inégalable à l’intrigue et l’éloigne des blocs ternes. Sur ces terres, pas de technologies sophistiquées pour résoudre le schmilblick, les moyens sont limités. Là aussi, Bong Joon-Ho décrit à la perfection le retard qu’avait le pays dans ses méthodes d’enquêtes. Les inspecteurs sont incapables de garder un lieu de crime intact, ils torturent les suspects pour espérer une confession et les test d’ADN nécessitaient l’aide des USA. Cette réalité est l’occasion pour Bong Joon-Ho de distiller un humour burlesque contrastant avec la dureté des faits comme la scène hilarante où le policier local tabasse son futur coéquipier en provenance de Séoul qu’il prend pour un pervers agressant une femme. Devenues aujourd’hui une des marques de fabrique du cinéma sud-coréen, ces ruptures de tons sont maniées à la perfection par Bong Joon-Ho depuis le début de sa carrière. Et on constate à l’heure où Okja sort, qu’il continue d’infuser avec insistance dans son travail une touche d’humour prononcée.
Revenons à cette fameuse introduction car elle est importante : toute l’essence du film y est condensé. En parallèle de la découverte initiale de la première victime, le flic benêt est confronté à un gamin s’amusant à l’imiter. De prime abord on pense à un simple gag introduisant les relents humoristique qui vont ponctuer tout le récit de Memories of Murder. Il y a de ça. Et bien d’avantage. Dans ces échanges de regards, le policier est confronté à sa propre image, accentuée par le jeu de l’imitation mais sommes toute assez proche de la réalité. Ainsi s’ouvre dans le film toute une réflexion existentielle. S’il peut-être moi, alors qui suis-je ? Et surtout, l’enfant agit comme un miroir déformant accentuant les défauts de celui qui projette son image. Ce que l’inspecteur voit et ce qui le dérange dans le comportement de l’enfant, c’est son côté idiot. On dit souvent que l’enfant est un juge impitoyable, dénué de calcul, faisant preuve d’une franchise brutale. Incontestablement, l’inspecteur Doo-man Park en subit les frais. L’enquête devient une immense métaphore mettant en exergue l’impossibilité intellectuelle et physique de l’homme à résoudre des problématiques qui le dépassent. Dans le cas ci-présent, c’est le Mal lui-même qui se dresse face à eux. Les inspecteurs sont réduits à des petits corps démunis, employant à leur tour la violence pour exprimer l’impuissance qui les travaille. En ce sens, on rejoint ce que J’ai Rencontré le Diable ou The Strangers vont dire des années après : la frontière entre le bien et le mal demeure fine. C’est sur terrain que le cinéma sud-coréen est probablement le plus fort, dans cette aptitude à opacifier les comportements de chacun pour en extraire de façon viscérale la complexité de l’être humain.
I saw the devil ? Pas vraiment. Bong Joon-Ho prend le parti de cacher son tueur (sauf le temps de quelques secondes lors d’un plan de nuit, sous la pluie, qui ne permet pas de l’identifier) afin de lui conférer un aspect fantomatique. Indescriptible, à la fois partout et nulle part, introuvable et pourtant bien présent, cette figure maléfique en devient presque fantastique de par son absence. Chaque nouveau suspect est un moyen d’encore plus s’éloigner de la vérité, si bien que la révélation finale lors de la scène sur le chemin de fer en devient terrassante tant elle impose un nihilisme implacable à l’ensemble. On sort de Memories of Murder avec un arrière-goût amer dans la bouche, miné par un sentiment de défaite. Et le prologue n’y est pas pour rien. L’inspecteur Doo-man Park, désormais reconverti, revient sur les lieux du premier crime. Il y croise une jeune fille, interloquée par sa présence et on apprend que le tueur est également revenu en ces lieux, sans commettre de crime. Au moment de le décrire, elle ne trouve rien d’autre à dire que « son visage était ordinaire ». En un geste de génie – le dernier d’une brillante longue série – Bong Joon-Ho abolit le quatrième mur par un regard-caméra à ranger au panthéon des plans les plus marquants du 21ème siècle et vient directement nous interpeller, nous avertir. Le Mal fut là, il l’est encore aujourd’hui et le sera probablement demain. Sans moyen de l’éradiquer, il ne reste qu’à guetter qu’il ne surgisse pas dans l’intimité de nos insignifiantes vies. Il est peut-être même déjà plus près qu’on ne le pense.
Maxime Bedini
• Réalisation : Bong Joon-Ho
• Scénario : Sung Bo Shim, Bong Joon-Ho
• Acteurs principaux : Song Kang-Ho, Kim Sang-kyung, Hie-bong Byeon
• Date de sortie : 5 juillet 2017 (ressortie)
• Durée : 2h10min