Production Netflix à plus de 160 millions de dollars, THE IRISHMAN, le nouveau Scorsese d’une durée folle de 3h30, s’est fait attendre plusieurs années, mais il est enfin là, avec sa technique de rajeunissement numérique, son affiche immonde et surtout l’espoir que même sur un site de VOD, l’un des derniers maîtres d’Hollywood puisse encore être à la hauteur de sa réputation.
Des projets qu’on n’aurait jamais pensé qu’ils verraient un jour la salle, THE IRISHMAN en faisait partie. Comble de tout cela : il ne la verra même pas, production Netflix oblige, et c’est bien dommage car – à commencer par sa durée – on se demande bien combien de spectateurs seront capables de s’asseoir, attentifs, et de traverser les 210 minutes qui composent le nouveau film de Martin Scorsese. Avec son casting fantasmagorique (De Niro, Pacino, Pesci), THE IRISHMAN était donc attendu comme la somme ultime de tous les contes mafieux du cinéaste : un Casino 2019, plus fou, plus grand, et inespéré. Vraiment ?
Les tas de morts s’empilent avec une légèreté presque absurde – au détour d’une discussion, on nous apprend que l’un de ces nouveaux personnages sera brutalement assassiné, quelques décennies plus tard, d’une, de deux voir de trois balles dans la tête, dans le cœur, dans le dos. En découle une fresque tragicomique, où la mort – brutale, mais risible – devient ridicule, presque comme un running gag maladroit qui ponctuerait les 3h30 de THE IRISHMAN.
Le dernier Scorsese n’est en effet pas tout à fait le film de mafia codifié qu’on aurait pu attendre. Comme s’il revisitait sa propre filmographie, le cinéaste américain tord ses propres règles, transformant les tueries en routine, les rebondissements en écarts lunaires : il observe ces personnages, ayant autrefois fait son succès, comme des singes obsédés qu’on a d’ailleurs du mal à prendre au sérieux. Ce qui pourrait être confondu pour une difficulté à trouver son ton est en fait une très longue farce, lugubre et artificielle, qui nous mène à cette dernière demi-heure virtuose où le comique de situation devient crépusculaire, comme le désenchantement d’un amour vieux de décennies entières de cinéma.Que se passe-t-il, après que la caméra se soit arrêtée ? Scorsese va plus loin, bien après la mort des antagonistes, bien après la mort des protagonistes. Ne reste que lui, le marginal, le tueur à gages de figuration qui aurait dû mourir comme tous les autres Tony il y a vingt, trente, quarante ans. Il reste, seul, abandonné par ses pairs, abandonné par ses proches, attendant le ricochet d’une balle qui n’est jamais venue. Des regrets ? Pas celui d’avoir tué, mais celui de n’avoir jamais su comment aimer.
Et puis on attend la mort, en la voyant défiler. Le temps passe, les tables ont tournées – il n’y a plus personne à craindre, plus personne à tuer, plus personne à protéger. Tout ce qui reste à cet Irlandais, ce sont ces secrets – ces secrets qui n’ont comme seul intérêt celui d’être restés inviolés. Leur valeur, celle de pouvoir plonger dans la tombe, bien conservés. C’est tout ce que le temps n’aura pas su détruire, lui qui est si intransigeant, lui qui est le tueur à gages idéal, gangster ou pas.
Le plan final, mémorable, d’une faucheuse qui attend sa fin, clôture THE IRISHMAN de la plus belles des manières : ce sentiment déprimant d’avoir vu une vie défiler, longuement, délicatement, avec tout ce qu’elle peut avoir de chaotique et d’anarchique – et de n’en conserver que le goût amer de ne pas en avoir saisi la direction. Finir, comme ces armes jetées dans la rivière, oublié de tous, une goutte de plus dans l’histoire de l’Homme – et d’avoir échoué auprès des seuls qui auraient pu compter : n’aurait-il pas mieux fallu laisser cette porte fermée, et rejoindre sa fille apeurée, en haut des escaliers ? Tous les autres sont devenus des anonymes, dont le seul souvenir sera celui d’une autopsie macabre dans un casier poussiéreux du FBI. Scorsese, dans ce sursaut doucereux et languissant, ne s’était jamais montré aussi mélancolique. L’affect de l’âge, peut-être, mais THE IRISHMAN reste d’une fraîcheur et d’une vivacité rare. Sa maturité, il la trouve dans ce dernier quart tortueux qu’on n’oubliera pas de sitôt.
Vivien
Cette critique a été rédigée le 19 octobre 2019, suite au passage du film au Festival Lumière 2019.
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• Réalisation : Martin Scorsese
• Scénario : Steven Zaillian, d'après Charles Brandt
• Acteurs principaux : Robert De Niro, Al Pacino, Joe Pesci
• Date de sortie : 27 novembre 2019
• Durée : 3h29min