De retour sur la Croisette après être reparti bredouille en 2015, le maitre chinois Jia Zhang-ke livre un nouveau sublime long-métrage en trois actes.
Les Éternels débute en 2001. Bin, un membre important de la pègre installée à Datong gère son petit empire avec brio. Ce qui provoque la jalousie de bandes rivales. Alors qu’il se fait attaquer, un soir, sa petite amie Qiao, le défend en sortant une arme. Ce qui l’envoie 5 ans derrière les barreaux. Sauf qu’à sa sortie, alors qu’elle a enduré une peine pour protéger l’homme qu’elle aime, celui-ci disparaît, ne l’accueille pas. Il a préféré refaire sa vie de son côté. Une dizaine d’années après, c’est Bin qui revient vers Qiao pour tenter de recoller les morceaux.Les films en plusieurs parties, Jia Zhang-ke en est un fervent adepte.Le temps qui passe est une composante essentielle de son cinéma. Il en a besoin, pour brosser en largeur, en fond, le portrait d’une société chinoise en sérieuse mutation. Fiction et documentaire se mêlent pour capter les changements physiques, économiques et humains. Comme ce fleuve sur lequel vogue l’héroïne au milieu du film. S’il est dans cet état à cet instant T, il en sera autrement dans quelques années. La guide touristique l’annonce, ce qu’ils peuvent voir ne sera plus que ruine dans peu de temps.
D’autres endroits sont rasés, pour accueillir des constructions nouvelles. Des bâtiments sortent de terre. Ces évolutions résonnent en particulier avec la relation mouvante entretenue par les deux personnages principaux, ce qui rend le propos encore plus beau. On les pense prisonnier d’un monde qui, lui-même, ne peut leur offrir de la stabilité. C’est peut-être pour cela que les chinois sont aussi friands de danse : pour ne jamais cesser de bouger, pour toujours rester dans le mouvement actuel.
Mais qu’advient-t-il lorsqu’on cesse de suivre le flux en cours ? On s’extrait de la masse, pour ne constater que la tristesse de notre implacable solitude. Un chemin qu’emprunte tour à tour les deux personnages principaux, en décalé. Qiao va en prison et sort de la société. À son retour, même si la peine n’aura duré que 5 ans, elle ne reconnaîtra plus ce monde. La romance, si belle et complice est loin. Bin est avec une autre femme, refusant de la voir dans un premier temps puis de la suivre dans un second. Dans un troisième temps, il tentera de revenir vers elle, déchu, malade.
Une dizaine d’années auront suffit à lui faire perdre son statut d’Ainé respecté. En la rejoignant sur une chaise roulante, il constatera qu’il n’a plus sa place ici. Qiao aura replongé dans des activités liées à la pègre, pendant que Bin, impuissant, observera que tout ce qu’il a connu (un mode de vie, des gens) appartient au passé. Assis sur un lit, sa discussion avec un ancien camarade lui permettra d’apprendre ce qu’il est advenu des autres – Un est prêteur sur gage, deux frères sont en prison. Et lui ? Il ne le sait pas.Si la première partie les place sur une longueur d’onde commune, le reste du film ne sera que rendez-vous manqués, déphasages. « Que peut-on faire quand le destin décide ? » Cette phrase, parole d’une chanson entonnée par un chanteur romantique sonne comme une implacable constat. Qiao, assise dans le public, reprendra en cœur ces mots, dans un concert aux allures de thérapie collective. Le destin est effectivement cruel mais les mouvements perpétuels de ce monde peuvent permettre de prendre le train en marche. Qiao en est la preuve. Elle aura vadrouiller avant de trouver un point d’ancrage solide. Si l’on quitte Bin en loup solitaire, l’après film annonce un probable renouveau qui ira de pair avec ce que le monde aura à lui offrir. Un éternel recommencement, pour des éternels amoureux.
Bouleversante réflexion sur le temps qui file, Les Éternels trouve sa petite limite dans la répétition de motifs connus chez Jia Zhang-ke. Zhao Tao, l’observation des mouvements sociétaux, la construction en actes distincts… On les connaît et on les attend de la part du réalisateur chinois. Mais en définitif c’est sa maîtrise, narrative et formelle, puis sa déchirante romance qui l’emportent.
Critique publiée le 12 mai 2018 lors de la projection au Festival de Cannes.
Maxime Bedini
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• Réalisation : Jia Zhang-ke
• Scénario : Jia Zhang-ke
• Acteurs principaux : Zhao Tao, Fan Liao, Feng Xiaogang
• Date de sortie : 27 février 2019
• Durée : 2h30min