Photo du film Tangerine
© ARP Sélection

[CRITIQUE] TANGERINE

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Réalisation
5
Scénario
5
Casting
7.5
Photographie
4
Musique
4
Note des lecteurs1 Note
5
5.1

Produit par Jay et Mark Duplass (Cyrus, Jeff who lives at home), TANGERINE de Sean S. Baker arrive en France avec son statut de film transgender ayant glané, entre autres, le prix du jury au dernier festival de Deauville. En matière de « buzz », il est vrai que TANGERINE a de sérieux arguments à faire valoir : des comédiennes transgenres (Kitana Kiki Rodriguez, Mya Taylor) filmées avec un smartphone (trois iPhones 5S dotés de lentilles anamorphiques pour être précis). Au-delà de ses attributs « tape à l’œil », le film s’éparpille dans diverses formes qui réduisent, au final, la portée expérimentale du geste de Baker.

La première forme, influencée par le cinéma extrasensoriel d’Harmony Korine, exalte le quotidien bouillant de jeunes prostituées du quartier de Tangerine à L.A, entre West Hollywood et Santa Monica Boulevard. Le « téléphone » de Baker suit les pérégrinations de deux jeunes femmes la veille de Noël. Toute juste sortie de prison, Sin-Dee (Rodriguez) part à la recherche de la « morue blanche » qui aurait « couché » avec son proxénète attitré, qui fait également office de petit copain. Et Alexandra (Taylor), sa meilleure amie, qui, entre deux « passes », invite les personnes qu’elle connaît à l’une de ses représentations qui a lieu le soir même. Les enjeux dramatiques étant succincts, Baker essaye de transcender le quotidien de ses filles par une mise en scène remplie d’effets pompistes à l’image du cinéma de Korine. Mais chez le réalisateur de Spring breakers (2013), cela produit généralement du sens et de la matière.

Photo du film TANGERINE
© ARP Sélection

Certains effets visuels, comme ce filtre jaune tout droit sorti du Traffic (2000) de Steven Soderbergh, et sonores (musique hystérique et racoleuse) viennent quelque peu réduire la dimension réaliste du film au profit d’une iconographie fantasmée de la ville de L.A. L’ambiance chaude d’un soir d’hiver attise les tensions qui pullulent au gré de rencontres, souvent aussi violentes verbalement que physiquement. Personnage à part entière du film, le décor naturel du quartier, avec ses graffitis et diners ouverts jusqu’à l’aube, prend une dimension ludique inattendue. Les déplacements des jeunes filles tracent une sorte de cartographie du quartier, où chaque lieu visité offre une atmosphère particulière à défaut d’être originale. Par ses choix de cadrages – grand angle, profondeur de champ réduite, perspectives accentuées – Baker dresse le portrait étrange et fascinant de son quartier. D’où une impression de mouvement permanent, où le temps ne semble pas avoir d’emprises réelles sur leur vie – les gens travaillent à toute heure de la journée et de la nuit – trouvant écho dans les déplacements aléatoires, redondants et souvent vains des protagonistes qui, par leur rencontre idoine, revisitent la vitalité et la diversité du quartier. A l’image de la scène avec les jeunes alcoolisés sur le trottoir, ou bien celle de Sin-Dee sur le banc, l’arrêt, même momentané, semble totalement proscrit par l’univers du film.

Troisième personnage « mouvementé » de cette histoire, Razmick, d’origine arménienne, est un chauffeur de taxi habitué du quartier, à force d’y avoir côtoyer régulièrement les deux héroïnes. Cachant à sa famille ses penchants sexuels, il vit dans le refoulement. Baker n’hésite d’ailleurs pas à le mettre dans des situations rocambolesques et souvent gênantes. Supposé incarner des valeurs traditionnelles (cf. la scène du repas de Noël en famille), Razmick devient cet homme antipathique, car en désaccord avec soi-même. A la différence des jeunes femmes, il ne s’accepte pas et devient, aux yeux du réalisateur, une sorte de monstre pathétique. Personnage ambigu qui fait naître une dimension moralisatrice suspecte et quelque peu surannée, déséquilibrant toute la deuxième partie du film.

« Baker révèle davantage la décadence morale inhérente à ce type d’univers violent. »

Dans sa première partie, TANGERINE parvient à jouer sur l’immersion totale du spectateur via des scènes (très) intimes qui étaient toujours ramenées à une réalité sordide ou crue (sexe, violence, drogue, moquerie, humiliation…). Baker y portait alors un regard à la fois tendre (les scènes de communion dans les toilettes, au bar lorsque Alexandra pousse la chansonnette…) et comique (la scène où Razmick, déçu de ne pas trouver un sexe masculin sur une nouvelle prostituée, s’insurge contre elle). Mais en choisissant d’instaurer un second point de vue, que l’on pourrait qualifier d’extérieur à celui du quotidien des jeunes filles, Baker révèle davantage la décadence morale inhérente à ce type d’univers violent : le foyer familial finit par être détruit à cause des penchants pervers (car refoulés) du père. A l’image de la fin du film choral de Paul Haggis, Collision (2005) – qui se déroulait déjà à L.A sur une journée entière – les protagonistes s’arrêtent, et commencent à réfléchir sur leur comportement pervers et sur les conséquences de leur trahison morale : ils errent dans la ville (les filles), ou bien dans leur fauteuil (Razmick), le tout sur une musique édifiante. Cette soudaine culpabilité (Alexandra a également couché avec Chester, le proxénète, durant le séjour en prison de Sin-Dee) renforce la tournure moralisatrice que prend alors le film.

TANGERINE perd donc peu à peu son côté trash, vulgaire et insouciant : reflet d’un état d’esprit en quête de reconnaissance et d’une volonté féroce de sortir des sentiers battus. Ce choix de revenir à des enjeux plus classiques (une famille unie et une amitié solide) annihile l’enthousiasme revigorant des premières scènes. Non pas qu’ils soient injustifiés, Baker a raison de s’intéresser et d’opposer des idéologies ; des façons de voir et de vivre le monde ; de vouloir donner une consistance, une épaisseur psychologique, à ses personnages. Mais malgré toutes ces intentions louables, bien qu’ambitieuses, la forme du film se dilue et s’efface au profit des intentions moralisatrices du cinéaste.

Alors que le principal intérêt de ce film était, rappelons-le, d’offrir un espace d’expression à ces jeunes femmes – qui se revendiquent actrices ou chanteuses par ailleurs – afin qu’elles s’approprient et s’amusent des possibilités du médium. Dans la première partie, c’est clairement elles qui imposent ce rythme virevoltant et hypnotique au récit. Alors que dans la deuxième, et plus particulièrement dans le final, le « téléphone » – sorte de prolongement de notre être (par la main) et prétendu garant d’une certaine authenticité documentarisante (surtout photographique), bien que parfois factice (la mode du selfie où l’on se met soi-même en scène) – se substitue à une caméra plus lourde de sens, de par son caractère didactique et surtout sa propension à devenir juge-moral.

Photo du film TANGERINE
© ARP Sélection

C’était déjà le problème du film Much Loved de Nabil Ayouch sorti un peu plus tôt cette année. Une première partie dense et subversive, où l’immersion dans le quotidien de ses jeunes prostituées marocaines parlait, dans un même geste humaniste, autant de la condition précaire de la femme que du caractère unique de chacune de ces filles. Et une dernière partie, construit davantage autour de leur émancipation crédule (et forcément un peu surfaite) qui conférait à ces jeunes femmes une allure de symbole au détriment de leur conflit passionnel. A l’instar de Much Loved, TANGERINE se crée des enjeux dramatiques, finalement plus narratifs que proprement visuels, qui réduisent sa force documentarisante, et son épuration narrative originelle. Les personnages se retrouvent dès lors enfermés dans des dictats (de fond, de forme et de contenu) imposés par un cinéma indépendant de plus en plus normalisé. Et finit par perdre toute intégrité au profit d’un consensus artistique qui se réclame avant tout d’une logique narrative devant nécessairement déboucher sur des réflexions d’ordre universelle : la forme incandescente laissant place à une introspection pompeuse et criarde, où le présent, synonyme de liberté et de plaisir, doit s’effacer face aux instances psychologisantes que sont le passé (et ses traumas) et le futur (et ses fantasmes).

Dans Spring breakers, à l’heure de ses fameuses réflexions « adultes », Korine faisait prendre les armes à ses gamines. Et dans un élan de violence radicale, elles trouvaient un nouveau moyen d’exister. Sans ce jugement moralisateur de la figure patriarcale, le cinéaste avait su métaphoriser, voire conceptualiser, la détresse comportementale de cette génération de kids déconnectées de la réalité. Plus à l’aise avec les transgenres qu’avec les autres prototypes humains (le mac Chester, la vaniteux Razmick, la « morue blanche », la traditionnelle belle-mère…), Baker réussit, dans un premier temps, à traduire l’énergie, la désinvolture, voire même l’impertinence de ses héroïnes, uniques et belles à ses yeux. Mais à l’image du mythe de Cendrillon, le charme s’estompe. Les filles redeviennent ordinaires et caricaturales par l’entremise d’un traitement psychologique étrange, car en total désaveu avec la forme et le fond de la première partie. Triste retour à la réalité pour le cinéaste aussi. Finalement bien moins impertinent que son concept branché le laissait penser.

Antoine Gaudé

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Affiche du film TANGERINE

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Titre original : Tangerine
Réalisation : Sean Baker
Scénario : Sean Baker, Chris Bergoch
Acteurs principaux : Kitana Kiki Rodriguez, Mya Taylor, Karren, Karagulian, James Ransone
Pays d’origine : Etats-Unis
Sortie : 30 décembre 2015
Durée : 1h26min
Distributeur : ARP Sélection
Synopsis : 24 heures dans la vie d’une drôle de Cendrillon qui traverse la cité des anges à la recherche de sa rivale

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