Attention, cet article dévoile des éléments de l’intrigue.
Douzième numéro de notre rubrique : ON REFAIT LA SCÈNE, dans laquelle nous partageons avec vous une scène emblématique d’un film qui a marqué, pour nous, l’histoire du cinéma… et maintenant, des séries ! En effet, après La scène du tournage X dans Le pornographe de Bertrand Bonello, nous nous intéressons cette semaine à TWIN PEAKS, la plus cinématographique des séries TV, à l’occasion de la sortie cette semaine de The Art Life, le documentaire consacré à David Lynch, l’artiste-peintre.
On pourrait passer des journées entières à tenter de disséquer la série TV du duo Frost/Lynch tant ses thématiques, ses symboles et la rêverie qui égrènent chacun de ses épisodes sont d’une incroyable richesse. Marquant la quintessence du travail de ces auteurs, et plus particulièrement de David Lynch, on retrouvera tout au long de son parcours, la déclinaison des obsessions de TWIN PEAKS dans ses longs métrages. Par conséquent, difficile de ne pas la qualifier d’oeuvre totale, une incroyable aventure au cœur de l’Amérique profonde et des turpitudes de ses personnages. Si on resitue la série à l’époque de sa création, en 1990, TWIN PEAKS marquait par son empreinte la définition même de série et apportait un vent nouveau, une expérience telle qu’elle reste de nos jours intemporelle, certainement la marque des grandes œuvres. Traversant les genres du thriller, du fantastique, de l’horrifique et du burlesque, TWIN PEAKS est assurément l’une des plus mystique fresque jamais réalisée sur la complexité de l’âme humaine.
Le récit est en apparence simple. Une adolescente, Laura Palmer, est retrouvée morte, étendue dans une morbide bâche en plastique. Quand les habitants de Twin Peaks, ville paisible située à la lisière du Canada, apprennent ce terrible événement, une certaine insouciance semble se briser. Bien sûr, les hiboux ne sont jamais ce qu’ils paraissent, et peu à peu, tous les personnages vont dévoiler leurs plus sombres secrets alors que l’agent spécial Dale Cooper est envoyé par le FBI pour résoudre ce mystérieux homicide. La scène dont nous allons parler aujourd’hui se place en conclusion de l’épisode 7 de la saison 2, « Lonely Souls ». Un morceau démentiel qui se hisse, à lui tout seul, au rang de chef d’oeuvre tant il est parfait. Il est sans doute à ranger aux côtés de ses grands épisodes qui illustrent l’essence même des séries auxquelles ils appartiennent. Réalisé par David Lynch himself et scripté par son acolyte Mark Frost, Lonely Souls est ainsi, sans contestation possible, l’oeuvre transcendée par la vision onirique de ses créateurs, la plus emblématique du show TV.
[divider]La scène[/divider]
Resituons brièvement dans le contexte : l’enquête piétine, l’esprit maléfique de Bob sème le trouble dans la ville et le puzzle brièvement recomposé par Cooper semble se disloquer. Les ténèbres sont aux portes de Twin Peaks. Tout s’enchaîne très vite et on apprend, gros twist, que Leland Palmer est le nouvel hôte de la créature démoniaque. Maddy, la cousine-sosie de Laura Palmer, salue son oncle et sa tante avant de repartir dans sa ville natale mais quelque chose d’étrange s’insinue dans l’air. Dès lors, une inquiétante atmosphère enveloppe le foyer des Palmer et l’irréversible se produit. Bob assassine Maddy, dans un moment d’horreur frissonnant d’angoisse, brillamment mis en scène par des cuts d’une intense bestialité entre Leland et le fantôme mal intentionné. Le mal absolu est en train de frapper une nouvelle fois Twin Peaks, « it is happening again ». Dans le même temps, l’intrigante femme à la bûche prévient Cooper que quelque chose – de terrible – est en train de se produire. Cooper, Harry et ce mystérieux personnage décident donc de partir au RoadHouse. Nous voilà transportés dans ce lieu singulier, la séquence finale débute.
Scène typiquement « lynchéene » (…) : un bar, un orchestre de cabaret et une femme se tient debout, envoûtant par la seule mélodie de sa voix, une audience pendue à ses lèvres. Le premier morceau entendu, « Rockin’ Back Inside My Heart » de Julee Cruise, appelle une mélancolie chez les spectateurs – ceux qui errent dans le bar et nous mêmes, spectateurs du show. Les premières images sont inondées d’un rouge flamboyant, rappelant la passion et la violence. Le montage est bref, on tombe sur les deux jeunes amis de Maddie, Donna et James qui semblent s’avouer, par des regards chantés, leur amour.
On ne pourrait pourtant faire l’impasse sur ce fameux rideau rouge, une symbolique puissante dans les œuvres de David Lynch : les théâtres de Mulholland Drive, Elephant Man, Inland Empire & Eraserhead, la chambre dans Lost Highway, et bien sûr, la RedRoom de TWIN PEAKS. Au-delà du théâtre de la vie quotidienne, cette mise en scène traduit chez son auteur, de mon point de vue, un état hybride entre rêve étrange et mort inconsciente. Passage obligé avant de rejoindre une funeste finalité, ce petit théâtre paré de rideaux de scène est une inquiétante antichambre, située hors de toute temporalité, à la frontière même d’une extinction imminente. David Lynch nappe ainsi ses récits d’une barrière perméable entre un songe dépressif et un monde mort-vivant. Ainsi, dès les premières secondes, tout en faisant écho aux rêveries de Cooper, David Lynch annonce que l’agent spécial va de nouveau être traversé d’une vision aussi déterminante que dévastatrice.
» We don’t know what will happen, or when. But there are owls at the Roadhouse. »
La femme à la bûche – Twin Peaks, S02x07
Poursuivons. Après deux plans d’ensemble pour s’imprégner de l’atmosphère générale de l’établissement, observer les quelques protagonistes de l’histoire, la caméra cadre un plan large situé depuis la place de Cooper, Harry et la femme à la bûche. Le concert se déroule sans accrocs, drape le RoadHouse de sa nostalgie quand soudainement, le temps se fige. L’ambiance musicale vire aussi à l’inquiétude – les transitions sont très brutes dans TWIN PEAKS – et le géant halluciné, sorti tout droit du brillant esprit de l’agent spécial Dale Cooper, apparaît au milieu de la scène sur fond de rideau rouge. Maintenant, il n’y a plus qu’eux sous le halo infernal envoyé depuis la scène. On notera, au passage, que la femme à la bûche est elle aussi en mouvement, témoin du rôle d’oracle qu’elle tient au cœur de cette enquête invraisemblable.
Que cette illustre épiphanie ait lieu dans un espace-temps intangible tient alors de l’évidence et David Lynch maintient tout d’abord une tension palpable par un champ/contre champ muet, appuyant la gravité de la situation. Avec une effrayante composition musicale comme toile de fond, le géant s’adresse à Cooper, il délivre une réplique, ou plutôt, LA RÉPLIQUE CULTE de la série : « It is happening again ». Par deux fois au milieu du mirage éveillé, la sentence tombe, il est dorénavant trop tard pour arracher la seconde victime des griffes de Bob. La caméra revient sur Cooper – Kyle MacLachlan absolument génial –, il ne semble pas saisir tout de suite la noirceur de cette macabre divination.
Dès lors le mystique s’efface et le fondu relance le fourmillement commun du RoadHouse, on revient à la « vie », à la normalité. On quitte la tablée de Cooper pour se concentrer sur le bar, le serveur qui avait « secouru » l’agent spécial en début de saison, et qui ressemble étrangement au prophète, s’approche de ce dernier : « I’m so sorry ».
Ce moment est unique, confine la mise en scène de David Lynch, à de la magie. Dale Cooper a saisi. Les personnages récurrents de la série, aussi. Le concert reprend sur « The World Spins« , toujours interprété par Julee Cruise, dont le refrain est lourd de sens : « Don’t go away, Come back this way, Come back and stay, Forever and ever ». Une atmosphère funèbre enveloppe alors le RoadHouse, comme si chacun était pénétré par la sinistre monumentalité des événements. Et plus que le fantastique ou l’horrifique, David Lynch ajoute ici un grand moment de dramaturgie, un pur instant de cinéma dans une série TV. Le rideau se baisse symboliquement, la teinte rougeâtre laisse place à un bleu glacial, l’épisode touche à sa fin. Au RoadHouse, rien est explicitement raconté mais tout est entendu.
Née il y a maintenant 27 ans, et 10 ans après Inland Empire – la dernière réalisation de David Lynch, TWIN PEAKS reviendra sur les écrans dès le 21 Mai 2017. Pour nous, il s’agit de l’événement majeur de cette année en matière de séries TV et peut être… de cinéma ?
Sofiane
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