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A LA POURSUITE DE DEMAIN / MIDNIGHT SPECIAL, deux merveilles nécessaires – Analyse

“S’il fallait faire la sinistre liste des dix réalisateurs actuels les plus sous-estimés, il est sûr et certain que Brad Bird y figurerait en excellente place”.  Le dix-neuvième numéro de Rockyrama ne s’y trompe pas dès ses premières lignes, et celles qui vont suivre ici seront aussi l’occasion de démontrer que Jeff Nichols a sûrement sa place à côté de Bird.

Car les deux réalisateurs et scénaristes n’ont cessé, aux fils de leurs passionnantes carrières, de se démener comme peu le font pour proposer aux spectateurs des expériences aussi engageantes et enrichissantes que possible en abordant des thèmes qui nous concernent tous. Et bien que celles-ci soient différentes, de nombreux points communs sont décelables, notamment dans toute l’humanité que contiennent leurs réalisations. Et pourtant, si Nichols et Bird ont déjà acquis une solide réputation, ils ne bénéficient pour autant toujours pas de la large reconnaissance, publique comme critique, qu’ils méritent amplement et dont le cinéma actuel a besoin. Comme l’illustrent notamment A LA POURSUITE DE DEMAIN et MIDNIGHT SPECIAL

Poursuivre quelque chose de plus grand

Le premier prisme à travers lequel il semble le plus inspiré pour se pencher sur ces deux œuvres est tout simplement le genre auquel elles appartiennent. Et même les genres, car Brad Bird et Jeff Nichols sont deux artistes qui n’ont pas peur de voir large. Ici, en l’occurrence, le point de départ sur lequel ils se basent pour nous emmener avec eux est donc la science-fiction. Avec un point commun de taille: dans les deux films, l’objectif, pour les personnages, est de rejoindre un monde caché. Un monde hors de portée pour le protéger de la tendance autodestructrice de l’humanité (pour le film de Bird) ou tout simplement car abritant une autre espèce que celle-ci (pour celui de Nichols). Frank et Casey doivent trouver — et même sauver — Tomorrowland, ville merveilleuse cachée dans un espace-temps qui la préserve de l’Homme quand Roy et Lucas, eux, doivent traverser les Etats-Unis pour que le fils de Roy, Alton, rejoignent une autre civilisation. Et ce qui frappe chez ces protagonistes, c’est leurs capacités à, à l’image de volonté dont font preuve les deux réalisateurs, à conserver leur motivation. Casey, même pas encore adulte, n’hésite pas à remettre à leur place ses aînés trop blasés et plus capables d’avoir de l’espoir (le film nous disant que c’est ça qui nous empêche d’améliorer les choses). Lucas, l’ami de Roy qui les accompagne et les protège, ne sait rien et est même présenté comme étant un peu bourru, mais il fait le choix de croire Alton malgré le caractère invraisemblable de ces évènements qui les dépassent complètement… 

Il y a une vraie volonté supérieure, donc. De dévouement à une cause plus grande. Avec toujours ambiguïté et complexité. Car, à l’image de leurs créateurs, les personnages sont aussi courageux et motivés qu’en proie aux doutes et obsédés. Frank est devenu un cinquantenaire grincheux reclus dans sa maison isolée et bardée de pièges. Roy, lui, est si fermé et si inquiet pour son fils qu’il ne laisse que rarement exprimer une émotion. Ce qui sera une des critiques régulièrement faites au film, l’empathie du spectateur s’en trouvant diminuée. Car malgré les nobles (et lumineuses) ambitions portées ici, les deux films ne sont pas parvenus à nous emporter complètement avec eux. D’autant plus que la frontière entre réalité et fiction est assez floue dans ces deux cas précis, les deux réalisateurs ne cessant d’injecter une partie d’eux dans leurs créations, au risque de laisser la motivation se transformer en obsession et alourdir quelque peu leur propos…

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Brad Bird ©Walt Disney Pictures

Des hommes et des doutes

Car après coup, Jeff Nichols avait mis le doigt sur une hypothèse très intéressante pour son film qui explique probablement en partie pourquoi celui-ci avait reçu un accueil mitigé:“ Vous devez protéger votre identité afin de faire ce travail. La presse, l’argent, toutes ces choses fonctionnent comme une sorte de drogue. Il vous en faut toujours plus. Cela peut vite libérer vos mauvais côtés. Mud a été un échec à Cannes. Personne ne voulait l’acheter. Du coup l’été qui a suivi j’ai écrit Midnight Special avec beaucoup de rancœur. Et au final, c’est devenu mon film qui a le moins marché, probablement le moins bien exécuté. C’est parce que je me suis laissé affecter par les réactions. Il faudrait être un idiot pour ne pas être touché, mais il faut en quelque sorte protéger ce que nous sommes, sans quoi cela peut nous heurter, et faire du mal à notre travail.” Dans tous ses films, Nichols ausculte des thèmes qui le touchent personnellement, celui-ci écrivant beaucoup à partir d’expériences et d’angoisses personnelles. Avec d’ailleurs toujours un sujet en particulier : la famille. Il avait par exemple déclaré avoir fait Take Shelter en partie parce qu’il allait devenir père et que ça le terrifiait. Et dans MIDNIGHT SPECIAL, père il y a (incarné par le toujours magistral Michael Shannon qui, dans Take Shelter, incarnait déjà… un père). Un père obsédé par sa quête, prêt à tout (cf la scène où il est prêt à tirer sur un policier) pour protéger son fils et le conduire là où il doit aller, malgré l’inconnu dans lequel il progresse, une des plus grandes peurs de l’humanité, encore plus pour un parent qui doit accepter de laisser partir son enfant (qui est, sous couvert de science-fiction, un des thèmes du film).

Pareil pour Bird, que Rockyrama qualifie de « technophobe contrarié », qu’on pourrait rapprocher aux personnages de George Clooney et de Hugh Laurie. Celui-ci, brisé par des événements qui surviennent au début du film, passe de fait une bonne partie du temps à râler, façonnant ainsi beaucoup de ces interactions avec les autres. Le magazine l’explique par le fait que le chez le grand Bird (il a quand même réussi à obtenir un stage chez Disney à l’âge de quatorze ans grâce à un dessin animé qu’il avait commencé quatre ans plus tôt) il est souvent question de l’affrontement entre l’humain et la technologie, et la nécessité de “préserver la supériorité du premier sur la seconde”. Dans le cas de TOMORROWLAND, la cause des problèmes est une machine dont les prédictions désastreuses sur le futur ont tellement parasité l’imaginaire collectif que les humains se sont résignés (“Vous voulez couler”, nous dit le personnage de Hugh Laurie). De plus, il a probablement —  et on le comprend —  mal vécu le désastre qu’a été la sortie de son Le Géant de Fer (qui a depuis acquis une très solide réputation), notamment mal vendue par la Warner à une époque où l’animation traditionnelle, dont est principalement composée le film, laissait la place aux images de synthèse. On peut aussi évoquer les défaillances des gadgets dans Mission Impossible 4, ou encore l’antagoniste des Indestructibles 2 qui se sert d’une technologie pour hypnotiser les gens…

Bref, TOMORROWLAND porte peut-être les stigmates Ce qui pose un certain souci pour un film qui se veut malgré tout grand public (même si Bird et son co-scénariste Damon Lindelof ne se gênent pas, merci à eux, de lancer quelques piques bien méritées à Disney). Car les thématiques abordées sont donc plus complexes et plus sombres qu’elles n’y paraissent et rendent le film moins abordable que tout autre divertissement familial. Oppositions qui surgissent dès la scène d’ouverture d’ailleurs, pendant laquelle Frank (le pessimiste) et Casey (l’optimiste) se disputent à propos de la manière à adopter pour raconter l’histoire, comme si on assistait à ce qui se jouait au fond de Brad Bird lui-même, à sa lutte intérieure. Pas franchement l’idéal, car c’est à travers une scène et une engueulade un peu laborieuses que nous pénétrons dans le monde d’un film qui se veut pourtant lumineux et ce, pour le plus grand nombre…

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Jeff Nichols, Jaeden Lieberher et Michael Shannon ©Warner Bros. Pictures

Divertissement noble et questionnements universels

S’il est quelque chose devenu de plus en plus rare dans l’industrie actuelle et donc de plus en plus important, c’est bien la capacité à mêler thématiques profondes au sein d’une œuvre pensée pour le public le plus large possible. Et dans ce que ça implique de meilleur. C’est à dire tout simplement (enfin, c’est bien sûr tout sauf simple) réussir à trouver cet équilibre unique entre grand divertissement du samedi soir et film d’auteur exigeant —  le meilleur représentant de ce type de cinéma étant bien sûr Steven Spielberg. Et ce n’est peut-être pas assez mis en valeur, mais Brad Bird sait mettre en scène. Vraiment. La particularité principale de son style étant le dynamisme de sa mise en scène. Toujours en mouvement mais posée quand il faut, toujours rythmée mais lisible à n’importe quel moment, avec des plans qui durent mais jamais trop… Tout est fluide, précis et élégant. Les mouvements de caméra sont travaillés dans le cinéma de Bird, comme le détaille d’ailleurs la vidéo “Brad Bird – Playful Cinema”: “Comme Kurosawa et Spielberg, Bird aime réunir plusieurs plans en un seul. Si vous avez besoin de montrer rapidement quelque chose au public d’un point A, à un point B, à un point C, pourquoi ne pas bouger la caméra au lieu de couper ?” Ce “A,B,C” se retrouve souvent chez le cinéaste, avec toujours un début, un milieu et une fin bien définis. “Il y a une petite histoire racontée dans chaque plan”. Ce qui lui permet aussi de faire fonctionner ses gags, quand un personnage se retrouve dans une certaine situation, et qu’un mouvement de caméra révèle le gag. Fluide, précis et élégant.

D’ailleurs, sous cette même vidéo, un homme qui avait été figurant sur A LA POURSUITE DE DEMAIN détaille une anecdote qui en dit pas mal sur le réalisateur. Il raconte en effet, concernant la scène de la foire internationale, qu’alors qu’ils attendaient de recevoir leurs consignes, qu’il avait repéré un homme portant une casquette de baseball qui se baladait partout en filmant avec son IPhone, un grand sourire aux lèvres. Puis, quand l’assistant réalisateur a appelé le réalisateur pour qu’il vienne parler aux figurants, l’homme s’est rendu compte que le type à la casquette était en fait Brad Bird. Il raconte que ce dernier s’adressait à tout le monde, aux figurants comme aux jeunes acteurs, avec le même respect et le même enthousiasme. Comme un gamin qui s’amuse.

Bird a œuvré pendant longtemps dans le film d’animation, genre encore relativement peu reconnu à sa juste valeur et principalement associé à la notion de divertissement — « c’est pour les enfants » pensent toujours un certain nombre de gens —  (même si bien sûr, grâce à Pixar ou aux Studio Ghibli notamment, une énorme évolution a eu lieu). D’ailleurs, il faut préciser qu’il déteste le fait que l’animation soit cataloguée comme un genre, pour lui c’est juste une manière de raconter une histoire (et n’allez pas lui dire le contraire ça l’énerverait: “La prochaine fois que j’entendrai quelqu’un me demander ce que ça fait de travailler dans le genre de l’animation, je vais frapper cette personne”). Il a ensuite placé la très populaire franchise Mission Impossible à un niveau qu’elle n’avait jamais atteint (et qu’elle continue d’élever toujours plus) avec son excellent quatrième opus, avant donc de se planter avec Disney (auparavant la plus familiale des entreprises, en passe de devenir la plus cupide) pour A LA POURSUITE DE DEMAIN. Projet très risqué pour lequel, rappelons le courage du bonhomme, il avait refusé le septième épisode d’une saga bien installée du nom de Star Wars (même si, c’est vrai, SW n’aurait pas été une promenade de santé non plus). Son dernier projet en date étant la suite d’un gros carton mondial (Les Indestructibles 2) dans lequel il demeure toujours aussi inventif et exigeant, satisfaisant le public voulant passer un bon moment en famille autant que le plus pointu des cinéphiles. À chaque fois du divertissement grand public donc, mais toujours extrêmement travaillé…

Jeff Nichols est clairement plus confidentiel et ses œuvres ne sont absolument pas rangeables dans la même catégorie. Mais il n’y a finalement que dans la forme qu’elles ne sont pas grand public, car les thèmes qu’elles abordent sont, eux, universels, comme le rappelle d’ailleurs Jérôme D’Estais dès le titre de son livre consacré au réalisateur: “Le cinéma de Jeff Nichols, l’intime et l’universel” (Lettmotif Editions, 2017). Dès son premier film, Shotgun Stories, Nichols présentait déjà ses priorités: raconter le quotidien et les peurs de citoyens aussi ordinaires que complexes et attachants, avec un rythme assez lent et aucune envie de facilité, rendant son cinéma moins accessible si on ne fait pas un minimum l’effort de s’y immerger. Nichols est un cinéaste de l’Amérique profonde, celle des petites villes. Il pourrait d’ailleurs compléter la deuxième face d’une pièce qu’il constituerait avec Bird. Car Nichols est beaucoup plus confidentiel. Ces films, appartenant tous au cinéma indépendant, mettent en scène des histoires sérieuses, des drames (le genre) se déroulant dans la dure réalité du monde. Les personnages sont en proies à des doutes profonds, le ton est toujours sérieux, et le rythme est assez lent (ce qui n’est pas du tout un reproche). À l’opposé de Bird en apparence. En apparence car si Bird œuvre donc dans un cinéma familial – avec Disney et Pixar notamment- Nichols le fait aussi dans un autre registre, celui du drame donc (les termes « sérieux » mais aussi « triste » revenant dans les diverses définitions du genre). Ses intrigues concernent tout le temps des questionnements qu’on rencontrent tous (mais aussi comme Les Indestructible 2 par exemple, dans lequel Bird parle finalement surtout des difficultés à être parent — une pensée pour Bob). Le point culminant des thématiques qui travaillent nos deux auteurs se trouvant peut-être dans leurs deux essais respectifs dans le genre de la science-fiction.

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©Warner Bros. Pictures

Tomorrowland special

Car tout ceci est d’autant plus intéressant quand on se penche sur les incursions de réalisateurs dans ce genre en particulier. Baromètre de chaque époque, le genre, au vu de la nôtre, est donc majoritairement composé d’œuvres pessimistes. Il n’y a qu’à voir celles considérées comme incontournables par la majorité: Dune, Blade Runner, Le meilleur des mondes, Je suis une légende… C’est bien gentil, mais il y a de quoi se payer une bonne dépression pour une paire d’années avec tout ça. Alors que nos deux hommes, fait rare très important à noter, se battent pour un monde meilleur. Bird s’efforce de rester optimiste (c’est tout le sujet de son film) et Nichols aussi à sa manière, à l’image de l’objectif poursuivi par ses personnages dans MIDNIGHT SPECIAL. Mais ça reste difficile dans les deux cas (faut il en conclure qu’il est de plus en plus difficile de rester optimiste tout simplement ?). Car un sentiment demeure: le fait que les réalisateurs n’aient pas réussi à se lâcher et à proposer l’aventure que promettaient leurs concepts, un genre d’aventures dont un certain Steven Spielberg a le secret. Car Bird partage toutes les qualités évoquées avec tonton Spielberg, mêlant comme on l’a dit grandes qualités cinématographiques au sein de projets en apparence faciles et grand public (dans le sens le moins noble du terme), le genre de films sous lesquels l’industrie nous noie depuis des années. Nichols quant à lui, s’est directement vu rapproché du réalisateur le plus connu du monde entier avec MIDNIGHT SPECIAL. Son style et ses thématiques évoquant celles de son aîné, certains n’ont pas tardé à se réjouir d’avoir trouvé un nouveau Spielberg, accentuant la déception devant cette histoire peut-être trop sombre qui avait la capacité (et c’est le moins qu’on puisse dire vu toutes les qualités de metteur en scène de Nichols) d’atteindre cet état de grâce propre à ce genre de films. Théorie appuyée par les dires du réalisateur donc, et qui montre ce qu’il arrive lorsqu’on se laisse dominer par nos émotions négatives… 

Nourrir le bon loup

MIDNIGHT SPECIAL et A LA POURSUITE DE DEMAIN sont donc clairement en partie handicapés par certaines obsessions de leurs auteurs. Le film de Nichols, incapable de se libérer, manque de moments de pure émerveillement et d’un certain charme (il y avait pourtant matière avec cette histoire d’enfant qui a des pouvoirs car il vient d’un autre monde). Même constat côté Bird. TOMORROWLAND en a déçu beaucoup car il passait bien trop de temps dans notre monde au lieu d’explorer le fantastique univers qu’on a seulement vaguement aperçu (et il faut reconnaître que c’est assez dommage de ce point de vue là). Mais malgré ça, il convient de saluer l’audace des artistes à l’œuvre. Car ces deux films (et à fortiori toute œuvre imparfaite mais aussi ambitieuse) invitent tout le monde à poursuivre de grands objectifs. À se réjouir de démarches aussi sincères malgré les défauts, tel ce que proposent des Nolan ou des Villeneuve. A faire preuve d’empathie et d’imagination avec ces personnages —  et artistes — parfois desservis par leurs obsessions, mais toujours courageux et honnêtes. La science-fiction peut accentuer les approximations des auteurs (Tenet est peut-être le meilleur exemple récent) qui n’arrivent pas à se lâcher complètement. Car c’est peut-être ça l’objectif ultime finalement, comme nous le rappelle d’ailleurs une autre œuvre de SF, Dune: “L’existence est un mystère qu’il faut vivre, et non à problème à résoudre. Il s’agit de lâcher prise…” Trop froids ? Un peu austères ? Pas assez d’émotions ? Peut-être. Peut-être que Bird et Nichols n’ont pas réussi à lâcher prise. Mais c’est à nous de choisir comment on reçoit leurs propositions (« Nourrir le bon loup », pour reprendre l’expression de TOMORROWLAND). Car c’est au final toujours d’abord une question de volonté, comme le rappelle joliment Brad Bird dans les bonus de son film, à propos du futur: “Il y a deux possibilités face à une toile vierge. La première, c’est le vide. La deuxième: une infinité de possibilités. C’est comme ça que j’aime voir l’avenir, comme une infinité de possibilités…” Tout est dit. 

Simon Beauchamps

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