Sorti en 2024, LES CHAMBRES ROUGES de Pascal Plante s’est rapidement imposé comme l’un des films les plus marquants de l’année dernière, suscitant autant de fascination que de malaise.
Le film suit Kelly-Ann, une jeune mannequin intelligente et solitaire, qui nourrit une obsession troublante pour un homme accusé du meurtre de plusieurs jeunes filles. Des crimes d’autant plus glaçants qu’ils auraient été enregistrés et revendus illégalement sur le Dark Web via des « chambres rouges » (ou red rooms) — ces espaces en ligne cryptés où des utilisateurs anonymes peuvent accéder à des enchères macabres.
Pascal Plante orchestre une plongée vertigineuse dans la psyché de son anti-héroïne et son rapport ambigu à l’horreur, au mal. Par une mise en scène d’une précision chirurgicale, un travail sonore oppressant, et des personnages captivants, LES CHAMBRES ROUGES interroge la manière dont le mal se propage dans une société ultra-connectée, où l’individualisme et la fragmentation des identités numériques banalisent certaines dérives.
Un récit qui nous guide pour mieux nous égarer
La grande force de LES CHAMBRES ROUGES réside dans sa capacité à nous orienter vers des pistes trompeuses, à nous faire croire à des évidences scénaristiques pour mieux les déconstruire. En structurant son récit en plusieurs segments qui semblent suivre une progression logique, le film nous conduit vers des directions attendues… avant de nous en détourner brutalement. Chaque fois que l’on croit voir s’esquisser une issue pour Kelly-Anne (interprétée par une excellente Juliette Gariépy), un possible détachement de son obsession, le récit nous replonge dans une atmosphère pesante et oppressante, mettant fin à tout espoir de rédemption.
Cette instabilité naît notamment d’une identité visuelle et sonore en perpétuelle mutation, à l’image du personnage principal. Le long-métrage démarre avec des images baignées dans des teintes bleutées et accompagnées d’un score baroque au clavecin. Puis survient le blanc clinique et aseptisé du tribunal qui introduit une première mutation, car après coup l’extérieur deviendra bruyant, chaotique et surexposé. Pourtant, même ce tribunal, qui semble initialement offrir un point d’ancrage, se retransforme en un véritable terrain d’expérimentation où la protagoniste teste les limites de sa fascination malsaine. Inversement, l’univers urbain devient de plus en plus contemplatif, vidé de toute agitation durant les errances nocturnes de Kelly-Ann. Cette inversion des repères peut nous parler à plein de niveaux, mais renvoie particulièrement à l’état psychologique instable ou incertain du personnage principal, tout en contribuant à cette impression de malaise, voire d’angoisse que le film cultive avec brio.
Très rapidement, la protagoniste rencontre Clémentine, incarnée par Laurie Fortin-Babin, et la dynamique entre ces deux personnages n’échappe pas à cette approche imprévisible et déconcertante. Clémentine est l’archétype de l’admiratrice de criminel en incarnant une fascination naïve et romantisée pour l’accusé, qu’elle défend avec une ferveur irrationnelle : un regard échangé, une émotion fugace suffisent à la conforter dans sa certitude de son innocence. À l’opposé, Kelly-Anne est introduite comme une jeune femme froide, méthodique et calculatrice, qui méprise ce qu’elle considère comme de la naïveté émotionnelle. En tant que joueuse de poker expérimentée, elle exècre les personnes qui s’abandonnent à la chance ou toute forme d’irrationnel, convaincue qu’une telle posture n’est jamais « gagnante ».
Tout semble donc opposer ces deux personnages (hormis leur admiration macabre commune), et le film nous incite à voir Clémentine comme une caricature, un repoussoir. On croit alors anticiper un développement classique : soit elle servira de contrepoint à Kelly-Ann, lui renvoyant une image d’elle-même qu’elle refusera d’accepter, soit elle incarnera une forme d’humanité qui viendra fissurer la froideur apparente de la protagoniste.
Or, une fois encore, LES CHAMBRES ROUGES déjoue nos attentes. Après une scène charnière où les deux jeunes femmes découvrent une vidéo, un simple regard de Clémentine, à la fois écœuré et terrifié, suffit à redistribuer les rôles et remettre en question toute la lecture que nous avions de leur dynamique. Si son indulgence pour le tueur devient irritante, Clémentine apparaît désormais sous un autre jour : ce n’est pas un simple aveuglement, mais une forme de compassion extrême. Sa bienveillance profonde, qu’elle accordait naïvement au meurtrier, la dirige désormais vers Kelly-Anne — avec une sincérité qui nous prend de court.
On comprend alors que ces deux jeunes femmes ne partageaient pas le même point de départ. L’obsession de Kelly-Ann se révèle bien plus viscérale et troublante que prévu. Ce que l’on prenait pour un simple jeu de fascination morbide cache en réalité une implication bien plus profonde, qui éclate brutalement au grand jour. Là où Clémentine cherchait à croire en la rédemption, Kelly-Ann poursuivait un vertige bien plus abyssal.
Le tribunal des apparences : une mise en scène trompeuse
Rien n’est jamais ce qu’il paraît dans LES CHAMBRES ROUGES : le film déconstruit les attentes habituelles, écartant les solutions convenues pour offrir une exploration imprévisible où les choix se révèlent toujours plus nuancés.
Juliette Gariépy incarne une Kelly-Anne aussi mystérieuse que captivante, dont chaque réaction effeuille lentement les couches superficielles, dévoilant peu à peu la véritable essence du personnage. Son interprétation nous tient en haleine à mesure que l’on découvre avec stupeur qui elle est réellement, sous ses masques successifs (mannequin ambitieuse, technophile avertie, ou joueuse de poker méthodique…).
Cette multiplicité se retrouve visuellement. Les séquences du début du film, baignant dans un filtre bleuté presque apaisant, se confrontent à d’autres scènes envahies par un rouge intense, marqueur des scènes où la violence affleure. Plus qu’un simple élément de style, cette teinte imprègne littéralement le film : elle n’appartient pas seulement au titre, mais envahit aussi l’espace dans lequel les spectateurs clandestins visionnent les vidéos du meurtrier, leurs visages baignés dans la lumière rouge des chambres où se déroulent les crimes. Plante exploite toute la palette du rouge, variant ses teintes pour mieux les opposer à d’autres univers chromatiques, comme le blanc impersonnel du tribunal. Ce contraste vient styliser et souligner l’horreur qui n’est que suggérée, sublimant des éléments à peine visibles pour nourrir un malaise croissant chez le spectateur.
Le procès, lui, structure l’intrigue, façonne le cadre et imprègne les dialogues, mais il demeure avant tout un prétexte. La question de l’innocence de l’accusé n’est jamais véritablement au centre du film. LES CHAMBRES ROUGES semble initialement s’appuyer sur cette trame judiciaire avant de révéler que son véritable propos est ailleurs. Ce qui intéresse Plante, ce n’est pas tant l’incertitude du verdict que les réactions extrêmes engendrées par de tels crimes, jusqu’à provoquer des relations illusoires d’une intensité troublante. À travers cette dynamique, le film esquisse le portrait d’une société malade, qui érige en figures quasi mythologiques les monstres qu’elle produit.
Pourtant Kelly-Ann ne nous est pas totalement étrangère. D’un côté, elle est ancrée dans une réalité tangible : intelligente, solitaire, passionnée par la technologie et les cryptomonnaies, elle correspond à un archétype de plus en plus courant. Il y a quinze ans, un tel personnage aurait pu sembler presque caricatural. Aujourd’hui, notre rapport à la technologie a évolué : ce mode de vie, qui aurait autrefois semblé aliénant, est devenu plus banal.
Mais si Kelly-Anne semble familière, ses obsessions rappellent des comportements plus inquiétants : celui des fans de tueurs en série, des forums où l’on idolâtre des figures criminelles. Le film nous pousse à chercher une explication à cette contradiction : doit-on voir en elle un esprit brisé, un trouble pathologique qui justifierait cette fascination ? Le twist final ne fait que rendre ces interrogations encore plus complexes.
A mesure que l’admiration de Kelly-Anne pour l’accusé se transforme en obsession, une scène en particulier marque le point de bascule : ce face-à-face tant attendu et silencieux entre la protagoniste et le meurtrier, l’une sur le banc des spectateurs, l’autre sur celui des accusés. Un moment de mise en scène virtuose, où l’ingénierie sonore et la performance des acteurs convergent pour produire une séquence inoubliable.
Une lecture sociale ou individuelle du mal ?
LES CHAMBRES ROUGES interroge les conséquences d’un individualisme exacerbé dans une société ultra-connectée, où la quête de soi conduit à une déchéance morale.
Kelly-Anne incarne ce modèle : toujours connectée, elle maîtrise l’informatique au point de garantir son anonymat dans les zones les plus opaques du dark web. Son approche du poker illustre tout aussi parfaitement cette déshumanisation : elle ne joue pas, elle applique un algorithme, réduisant le jeu à un pur enchaînement de décisions logiques, dépourvu de toute intuition ou émotion. Faut-il voir dans ce mode de vie hyper rationnel la cause de sa dérive (morale, sociale et psychologique) ? Une existence trop déconnectée du réel l’aurait-elle poussée à chercher un repère ailleurs, quitte à le trouver dans la figure d’un criminel ?
Pourtant, une fissure apparaît dans cette mécanique froide : lors d’une partie de poker décisive, Kelly-Anne abandonne son algorithme et mise sur la chance. Ce choix suggère un conflit sous-jacent entre l’image qu’elle s’est construite et sa véritable nature. C’est d’autant plus intéressant que ce moment « d’émotivité » si rare intervient alors que notre protagoniste s’apprête à repousser plus loin son voyeurisme morbide et sa déchéance morale.
Le film peut également être perçu comme une réflexion sur la glorification du paraître et la sacralisation de l’apparence dans nos sociétés modernes. Kelly-Anne est seule. Pas de famille, pas d’amis, ses seules interactions sont virtuelles. Même ses moyens de subsistance reposent sur des activités où le rapport à l’autre est biaisé : le mannequinat réduit l’identité à une image, le poker repose sur le bluff et la tromperie, tandis que la cryptomonnaie n’existe que dans un système spéculatif fondé sur l’illusion de la valeur. Autant de réalités où l’apparence l’emporte sur le fond.
Face à elle, Clémentine apparaît comme son antithèse presque poétique : entière, viscérale, d’une honnêteté désarmante.
Mais LES CHAMBRES ROUGES met aussi en lumière une vérité plus troublante : la fascination humaine pour l’obscène, l’horreur. Ici, ce n’est pas un simple cas de dérive individuelle, mais un phénomène profondément ancré dans nos sociétés. Le film explore comment le Mal se propage non pas par ceux qui le commettent, mais par ceux qui l’observent, le commentent et, parfois, l’admirent.
Kelly-Anne est-elle une page blanche, reflet de nos propres ambiguïtés, ou une construction plus complexe, destinée à maintenir une distance entre le spectateur et elle ? Son absence d’empathie ne la rend pas inhumaine, mais souligne un paradoxe : ce qui nous dérange chez elle est peut-être ce qui nous rapproche d’elle.
LES CHAMBRES ROUGES offre donc une matière riche à l’analyse. Plante livre une expérience troublante mais essentielle, nous plaçant en observateurs impuissants d’une humanité capable de perdre tout repère moral face à des obsessions bien réelles mais aliénantes. Si l’on ne peut qu’être choqué par les extrémités auxquelles la protagoniste s’abandonne, le film ne laisse jamais oublier que cette fascination malsaine existe bel et bien, tapie aux marges de notre réalité.
Nathan DALLEAU