Chaque dimanche dans Cinéma(s) du monde, nous revenons sur un mouvement, un artiste ou un genre cinématographique que le temps a injustement oublié. Non pas à travers un simple cours d’histoire, mais par le biais de l’analyse politique, poétique et esthétique d’un film d’exception tout aussi méconnu, représentatif ou révélateur du courant ou de la filmographie mis à l’honneur. Cette semaine, un portrait de la première avant-garde française par le biais de l’un des chefs d’oeuvres de Jean Epstein et du cinéma muet, Finis Terrae (1929), film documentariste et onirique sur le quotidien de marins bretons.
Lorsque l’on fait une histoire non-exhaustive du septième art, on parle peu du cinéma français des années 20. Il faut dire qu’Outre-Rhin, ce sont les expressionnistes Fritz Lang (Metropolis, 1927), F.W. Murnau (L’aurore, 1927) et Robert Wiene (Le Cabinet du docteur Cagliari, 1920) qui attirent l’attention des cinéphiles. En Russie, Sergueï Eisenstein (Le Cuirassé Potemkine, 1925) développe les premières théories du montage avec Lev Koulechov (Dura lex, 1926) ; tandis qu’aux Etats-Unis, le cinéma de Griffith (Naissance d’une nation, 1915) connaît ses premiers émules. Pourtant, faire l’impasse sur cette décennie coincée entre Méliès et Renoir, c’est abandonner à l’oubli le mouvement apostériori nommé « première avant-garde française » ou « impressionnisme français », auquel appartenaient les cinéastes Abel Gance (Napoléon, 1927) et René Clair (À nous la liberté, 1931). Autre figure de proue de la Première Avant-Garde, Jean Epstein, que l’on limite malheureusement trop souvent à l’un de ses nombreux chefs d’œuvres, La Chute de la maison Usher (1928), adaptation de Poe scénarisée par Buñuel et monument éternel du cinéma gothique – alors que son inoubliable Cœur fidèle (1923) est souvent laissé de côté. Après le succès de La Chute de la maison Usher, Epstein se lasse pourtant de ces films de studios. Il part pour la Bretagne et se lance dans la réalisation d’une trilogie bretonne, dont les trois volets sortiront entre 1929 et 1932 (FINIS TERRAE, Mor vran et L’Or des mers).
L’une des caractéristiques de l’impressionnisme français est justement la difficulté rencontrée par les historiens et critiques de cinéma pour la définir : souvent, son statut même de mouvement sera débattu – ses motifs communs, à l’image de la Nouvelle Vague, relevant plus d’une philosophie de la création que d’un véritable maniérisme, comme c’était alors le cas en Allemagne. On dira d’ailleurs que l’impressionnisme français n’était qu’une réponse à l’expressionisme allemand : paradoxe sémantique (les deux mouvements picturaux auxquels se rapportent ces termes n’ayant que très peu à voir) n’étant qu’une vérité partielle. Si l’on retrouve certes un peu de Lang et de Wiene dans certains films d’Epstein, la théorie tombe à l’eau dès qu’on s’attaque au cas de sa Trilogie bretonne. L’impressionnisme français, au fond, c’était une idée très particulière du mouvement – à la fois narratif et visuel – au sein d’un film. Le montage, le cadrage et les possibilités techniques de la caméra vont élargir le champ des possibles et permettre aux cinéastes de l’Avant-Garde des années 20 de repenser chaque image au sein d’un ensemble. En cela, elle se rapproche parfois effectivement de l’expressionisme allemand et du montage soviétique ; avec cette importante particularité de penser l’effet comme un moteur radical de l’œuvre.En 1922, Robert Flaherty sort Nanouk l’Esquimau, redéfinissant en un seul film les possibilités de l’image-mouvement en réinventant le genre documentaire, inscrivant les techniques narratives de la fiction dans le réel – qu’il modelait d’ailleurs un peu plus qu’il voudrait bien nous le faire croire. FINIS TERRAE, s’il est bien, lui, un film de fiction, hérite pourtant énormément de ce que Flaherty avait introduit. Certes, la Bretagne est sûrement moins exotique que l’Amérique septentrionale mais l’idée de traduire d’un réel de façon très fidèle reste la même.
Faire preuve d’une rigueur créative aussi radicale, cela était inédit en 1929. Tout le casting de FINIS TERRAE est amateur : des véritables pécheurs avec qui Epstein avait sympathisé, et qui ont finalement accepté de jouer pour lui dans un film qu’ils ne verront sans doute jamais. Choisir de mettre l’acteur amateur dans son propre rôle a cependant une saveur bien plus profonde que le simple effet de manche : un rôle, c’est aussi un geste, un savoir. En choisissant ceux qui le pratiquent au quotidien, Epstein s’assure sa fameuse fidélité au réel. D’une certaine façon, on peut voir dans FINIS TERRAE les bases du néoréalisme italien, apparu quinze ans plus tard.
Le défi est d’ailleurs d’autant plus narratif : la radicalité d’Epstein ne s’arrête pas au choix d’acteurs et aux lieux du tournage. Faire du destin de ces hommes un récit simple, épuré de tout mélodrame, c’est un risque fort, visionnaire et précurseur des décennies de cinéma qui suivront. FINIS TERRAE c’est l’histoire d’hommes en mer, de leurs blessures et de leur pain quotidien. Un pécheur se blesse et il faut rentrer au port. Rien de plus. Epstein rejette-t-il ainsi le spectateur de cinéma ? Loin du classicisme hollywoodien de l’époque, le cinéaste français est peut-être l’un des premiers à définir une charte artistique, en contre-pied du cinéma commercial.L’objet filmique est cependant bien plus complexe. Epstein n’est pas un documentariste, et FINIS TERRAE n’est pas un simple reportage. L’homme est un amoureux de la poésie, et cela se ressent à chaque plan – chaque cadre est un vers, chaque scène est d’un onirisme fou. Parfois, cela en devient d’ailleurs presque étouffant : chez Epstein, chaque plan est indispensable, symboliquement et scénaristiquement. Il admire la beauté écrasante de l’océan autant que les gestes de ses personnages ; certains diront d’ailleurs du réalisateur qu’il se perdait souvent dans une esthétisation à outrance de ses passions (notamment par le biais de surimpressions, de jeux de lumières et de flous). Mais dans FINIS TERRAE, alors que l’objet de son attention est si majestueux, impossible de ne pas voir dans cette admiration un hommage quasi-religieux, où l’océan devient un dieu (ou un démon) que doivent affronter les hommes.
Est-ce cela l’impressionnisme de cette avant-garde et de Jean Epstein : cette rencontre étroite entre le réel et le poétique ? En réalité, cela est davantage la caractéristique de cette trilogie ; l’impressionnisme, lui, n’avait que faire de ces questions de réalité et d’onirisme. Son arme, c’était le coup de pinceau, celui qui noie les contours, celui qui noie les raccords. Le montage de tous ces films devient alors imperceptible, dans cet équilibre, non pas du réel et du poétique, mais du mouvement continu et du mouvement filmique, du quotidien d’un marin et du va-et-vient de l’océan. Parfois, cela vire à l’expérimental ; parfois, à la contemplation ; parfois, au réalisme ; et enfin, à l’émotion. Au fond, c’était là la posture visionnaire de la première avant-garde française : des passionnés du pur récit de cinéma qui ne pouvaient se limiter à une seule manière d’expression. Pas d’adhésion politique, pas de tic de mise en scène (sauf si l’on s’intéresse à des cas particuliers), pas d’obsession ou de dogme : mais seulement cette idée très simple, qui a fait d’eux certains des premiers à composer dans la succession des images, dans le mouvement le plus brut – deux plans qui s’enchaînent, et qui en forment un troisième. Ce troisième, ce n’est rien de moins que l’illusion du septième art.
KamaradeFifien
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• Réalisation : Jean Epstein
• Scénario : Jean Epstein
• Acteurs principaux : Jean-Marie Laot, Ambroise Rouzic
• Date de sortie : 19 avril 1929
• Durée : 1h20min