• Réalisation : Alex Garland
• Acteurs principaux : Domhnall Gleeson, Oscar Isaac, Alicia Vikander, Sonoya Mizuno
• Durée : 1h48min
C’est bien connu, les machines nous font peur. Il n’y a qu’à voir ces robots humanoïdes plus vrais que nature que les firmes japonaises (toujours en avance d’un temps) exposent fièrement dans tous les salons technologiques de la planète. On a beau se rassurer en se répétant qu’un tas de connexions électroniques et de processeurs n’a que des capacités limitées, voir leurs visages reconstitués imiter toutes les expressions humaines est assez pour faire froid dans le dos. Mais pourraient-elles vraiment ‘penser’, ces créatures modernes ? Une machine pourrait-elle avoir du libre-arbitre, juger, analyser, voire tromper et mentir ?
Après tout, les téléphones de ce début de XXIe siècle seraient bien ‘intelligents’, selon le nom largement répandu qui est le leur. Mais restons pour le moment dans le royaume de la science-fiction, puisque c’est de cela qu’il s’agit avec Ex Machina. Dans un centre de recherche littéralement perdu au milieu de nulle part, le brillant mais étrange Nathan Bateman (Oscar Isaac), qui aurait codé ses premiers programmes à l’âge de treize ans, convie le jeune Caleb Smith (Domhnall Gleeson, alias Bill Weasley dans les adaptations de la saga de J.K. Rowling) à participer à ses recherches tenus secrètes. Son prototype, celui d’une intelligence artificielle (ou A.I. en version originale) nommée Ava (la jolie Alicia Vikander), dont il veut tester les performances et la crédibilité. Le tout réalisé par le Britannique Alex Garland, qui avait signé le scénario du culte 28 jours plus tard, de Danny Boyle.
Tout comme l’ouverture de Prometheus, de son compatriote Ridley Scott, les premiers plans de son film semblent en tout cas en décalage avec l’univers très technique de la SF. Des montagnes, des glaciers, des cascades, un paysage hallucinant de beauté, contemplatif. Un fois l’hélicoptère posé et Caleb propulsé dans son nouvel environnement, Ex Machina alterne d’ailleurs constamment scènes d’intérieur et scènes de plein-air, ordinateurs et rivières, cages de verre et brume stagnant sur les versants. Nature et artifice se rencontrent constamment, communiquent via les immenses baies vitrées de la demeure su scientifique, qui laissent entrevoir la magnificence de la Création.
La Création, parfaitement. Le terme n’est pas choisi au hasard. L’idée de Dieu est en effet présente profondément dans la chair de l’intrigue. Celui qui crée une machine capable de se comporter comme un Homme est peut-être un génie. Mais celui qui crée une machine capable de raisonner comme un Homme, douée de conscience, qu’est-il sinon une sorte de dieu moderne. Ce qui n’est pas pour déplaire à l’égo surdimensionné de Nathan, adepte de la gonflette, masse de muscles et accro à la bouteille, isolé de la société pour y poursuivre son obsession, son rêve.
Il y avait un personnage similaire, dans le Metropolis (1927) de Fritz Lang, un classique du cinéma muet dont la science-fiction actuelle découle en partie. C’était Rotwang, un vieil inventeur assoiffé de vengeance. Il envoyait sa machine prendre une forme féminine et exciter la classe ouvrière dans le but de détruire la société de laquelle il vivait reclus. Pour ce qui est de Nathan, on ne saura que trop s’il s’agit d’incompréhension, de haine ou d’inconscience.
« Un film sans fausse note, dans la lignée des chefs-d’œuvre de la science-fiction, appelé à devenir lui-même un classique du genre. »
Ava elle-même est un élément récurrent de la littérature d’anticipation. Elle est ce robot à l’apparence si familière et pourtant si étrange. On comprend l’inconfort de Caleb à mesure qu’il perçoit la machine comme la femme de sang et d’os qu’elle pourrait être, tant son réalisme est poussé au détail. Mine de rien, il se dit qu’il pourrait l’aimer, l’embrasser, que lorsqu’elle se déshabille dans sa chambre, il ‘la’ désire contre sa volonté. Sigmund Freud avait déjà baptisé ce paradoxe l’unheimlich. Les anglophones diraient uncanny, les francophones se contentent d’une traduction maladroite, celle d’‘inquiétante étrangeté’ ou ‘inquiétant familier’.
Bref, la sensation de quelque chose de connu, qui devrait normalement ne provoquer aucune peur, mais qui dans une situation précise crée un sentiment d’insécurité. Un objet courant qui soudain apparaît différent, étranger, par exemple une entité extraterrestre prenant forme humaine, une fillette possédée par un démon, un être que l’on croyait humain et qui est en vrai qu’artifice. Comme dans cette nouvelle de l’écrivain allemand E.T.A. Hoffmann, Der Sandmann (Le marchand de sable), dans lequel le narrateur, Nathanaël (pas de lien avec le Nathan du film !), se rendait compte que la voisine dont il était amoureux, Olympia, n’était qu’une automate assemblée par un professer de physique. Visionnaire, pour un récit de 1817…
Quasiment deux cents ans plus tard, cette anxiété n’a pas quitté les Hommes. Ava est le symbole du doute qui subsiste quant à domination du créateur par sa création, de l’humanité par l’hybris, le fait de vouloir jouer à dieu et d’en être puni pour sa prétention. C’est ce que rappelle Ex Machina, essai philosophique par l’écran, fin et très recherché esthétiquement, au casting impeccable complété par la mystérieuse Kyoko (Sonoya Mizuno), dont on comprend vite qu’elle est l’esclave sexuelle du génie.
Un film sans fausse note, dans la lignée des chefs d’œuvre de la science-fiction, appelé à devenir lui-même un classique du genre. Et c’est aussi un vrai bonheur, parfois, de voir que l’anticipation peut être intimiste, loin du tape-à-l’œil déballage d’explosions, d’acteurs en souffrance sur fond vert et d’effets trop spéciaux. Et si le titre de l’œuvre prétend ‘sortir de la machine’, son contenu est pour sûr sorti des pensées d’un homme et témoigne, une fois de plus, que la science-fiction porte toujours le terreau d’une réflexion. C’est réussi !
Tom Johnson
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