Qu’en est-il de ce genre très prisé du cinéma japonais ? Ce genre à la fois intime et magistral qui est le film choral, grand, épique presque universel ? Celui de Kurosawa, de Kobayashi. Y-a-t-il encore aujourd’hui dans cette industrie qui a accouché de tant de chef-d’œuvres, des hommes ou des femmes capables de mêler le grandiose au familier ?
Prix du scénario à Cannes 2021, DRIVE MY CAR s’approche plus d’un cinéma social à la Ozu, d’une épopée – proche du road trip ou de la quête d’identité – que d’un réel hériter des grandeurs d’antan, mais qu’est-ce que DRIVE MY CAR fait du bien. Un film à visage humain, la chronique d’un homme d’abord, puis d’un autre, d’une femme, deux femmes et puis d’une petite bande de comédiens japonais, coréens, chinois. Une troupe hétéroclite qui se rassemble, où ? À Hiroshima, tant de symboliques possibles à émettre même si au fond le choix d’Hiroshima fait de la ville un terrain neutre pour ces personnages tant l’Histoire a absorbé les petites histoires dans la Grande Histoire.
Nous voilà face à un film qui prend son temps, un drame, la tristesse d’un homme, la détresse d’une femme et puis la volonté du départ. Rares sont les films qui au bout de 45 minutes lancent le générique. Le générique simple, doux, léger et logique dans le déroulé du film. Au bout de ces 45 minutes, l’histoire bascule, elle se mue en une quête initiatique pour le héros : le besoin de réussir à tout prix la pièce qu’il cherche à monter, une pièce de Tchekhov, Oncle Vania, qu’il refuse de jour car « Tchekhov est trop grand pour lui ». Il dirige, il s’efface, mais dans quel but ? La pièce à la manière d’un Flaubert : Vania « c’est lui ».
Le réalisateur Ryūsuke Hamaguchi et son coscénariste ont adapté la nouvelle éponyme (2017) de Haruki Murakami. Le matériau de base étant très important pour le réalisateur, il est difficile toutefois de faire le lien entre nouvelle et film de trois heures sans être ennuyeux. Mais évidemment, on retrouve des thématiques communes fortes, le réalisateur l’avouant lui même : la route, le voyage, les longs dialogues et puis la vie dans un micro-espace social qui est le catalyseur des tensions entre ces deux personnages principaux. À bord de cette Saab 900 Turbo, la jeune conductrice et le metteur en scène vont au fur et à mesure nouer un lien, un lien particulier, un lien qui panse les plaies. Ce genre de lien que seules les personnes détruites peuvent peuvent tisser.
Certes, un film frôlant les trois heures prolixe, mêlant japonais, coréen, langue des signes coréenne, anglais et mandarin, peut en rebuter certain.es, mais DRIVE MY CAR a tout pour devenir un film fondateur pour le cinéma japonais de cette décennie. Le film, et c’est à mettre à son crédit, met également en scène des rapports entre différentes nationalités, sans que cela ne soit remis en question par des conflits internationaux d’antan. Le point de convergence des protagonistes n’étant pas nationaux, mais artistiques et déplace donc le curseur conflictuel aux problématique, mais théâtrales pures et non nationalistes.
De plus, la pièce cherche à être mise en scène de manière à ce que tous et toutes puissent participer, c’est ainsi qu’une des comédiennes s’exprime uniquement en langue des signes coréenne et les comédiens et comédiennes font leurs dialogues dans leur langue propre, ce qui fait de Oncle Vania de Tchekhov une pièce localisée au XIXe au Japon et dans une effusion linguistique et culturelle très riche.
DRIVE MY CAR dure effectivement trois heures et peut rebuter certain.es non initié.es, mais le film, primé à Cannes, est une merveille d’humanité, de théâtralité, mais aussi un drame profond et transcendant sur l’amour, la famille et le deuil. Un film magnifique, qui marquera l’année 2021 de son empreinte voire même la décennie entière.
Etienne Cherchour
• Réalisation : Ryusuke Hamaguchi
• Scénario : Ryusuke Hamaguchi, Takamasa Oe
• Acteurs principaux : Hidetoshi Nishijima, Toko Miura, Masaki Okada
• Date de sortie : 18 août 2021
• Durée : 2h59min